L’invention de l’État néolibéral

Grégoire Chamayou exhume une controverse, en 1932, entre deux juristes allemands, l’un bientôt rallié au nazisme, l’autre engagé à gauche, annonçant le « libéralisme autoritaire ».

Olivier Doubre  • 28 octobre 2020 abonné·es
L’invention de l’État néolibéral
Dans une usine MAN, à Augsbourg, en Allemagne, 1938.
© Nolte / United Archives/Nolte / mauritius images via AFP

Le 23 novembre 1932, soit deux mois environ avant la nomination d’Adolf Hitler au poste de chancelier du Reich, Carl Schmitt s’adresse à un parterre de grands patrons de la Ruhr, région la plus industrieuse d’Allemagne. Sur un ton amical et allié, il leur tient en somme ce propos : « Vous voulez “libérer” l’économie, vous voulez en finir avec l’interventionnisme de l’État social, avec une dépense publique excessive, avec les charges fiscales qui s’ensuivent, avec ce droit du travail qui vous entrave, etc. C’est entendu. Mais il faut bien vous rendre compte que, pour obtenir cela, c’est-à-dire un certain retrait de l’État hors de l’économie, il va vous falloir tout autre chose qu’un État minimal et neutre. Le paradoxe, c’est que, pour avoir moins d’État, il va vous falloir en quelque sorte avoir plus d’État ! » Le « libéralisme autoritaire » était né.

Voici un petit volume riche d’enseignements, si précurseur qu’on peine souvent à croire que son propos puise dans deux textes vieux de presque un siècle. Or, comme le souligne le philosophe Grégoire Chamayou, qui signe la longue présentation mais s’est élégamment mis en retrait par rapport aux deux auteurs, qui s’affrontent d’un texte l’autre, « ce recueil est un champ de bataille ». Notamment parce qu’Hermann Heller, juriste engagé à gauche, apparaît ici comme le véritable « inventeur » de cette notion de « libéralisme autoritaire », si cruciale, si pertinente aujourd’hui, mais est largement tombé dans l’oubli, d’autant plus qu’il décéda soudainement en 1933, dans les premiers mois d’un exil contraint. Tandis que Carl Schmitt, philosophe et constitutionnaliste, déjà célèbre durant la République de Weimar parmi les intellectuels réactionnaires de la « révolution conservatrice », est l’auteur d’une œuvre iconoclaste qu’il a poursuivie, en dépit de son adhésion, certes rapide et relativement critique, au nazisme, qui lui vaudra quelques ennuis en 1945. Il est pourtant lu et étudié à gauche, un peu comme Gramsci peut l’être dans certaines sphères de l’extrême droite.

Ce travail ô combien précieux de Grégoire Chamayou, exhumant cette controverse, quasiment tombée dans l’oubli, entre les deux juristes allemands, vient à point nommé aujourd’hui, lorsqu’on observe combien le néolibéralisme et la financiarisation de l’économie règnent sur tout le globe. Elle montre la véritable « révolution » à laquelle les libéraux classiques ont dû se soumettre, en acceptant une intervention (musclée) de l’État, non pas dans l’économie, mais dans le domaine de la répression antisyndicale, pour restreindre les avancées du droit du travail. Et c’est bien cet « aggiornamento théorique » pour les libéraux que relève et pointe, parmi les premiers, Hermann Heller, puisque l’État, au lieu d’intervenir contre le marché, vient au contraire le soutenir pour mieux « huiler la machine ».

Du libéralisme autoritaire Carl Schmitt, Hermann Heller, textes traduits de l’allemand, présentés et annotés par Grégoire Chamayou, La Découverte/Zones, 144 pages, 16 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

« Tout ce qu’Israël fait aux Palestiniens justifie que j’embarque dans ce bateau »
Entretien 30 septembre 2025 abonné·es

« Tout ce qu’Israël fait aux Palestiniens justifie que j’embarque dans ce bateau »

Issue d’une famille de résistants au nazisme, la militante de 83 ans Isaline Choury a lutté toute sa vie contre le racisme, le fascisme et l’antisémitisme. Dénonçant le suprémacisme blanc et le colonialisme persistant des État occidentaux qui soutiennent Israël, elle se trouve actuellement à bord d’un navire de la Freedom Flotilla Coalition.
Par Pauline Migevant
« Les sciences sociales sont dans le viseur de la droite et l’extrême droite dans beaucoup de pays »
Entretien 29 septembre 2025 abonné·es

« Les sciences sociales sont dans le viseur de la droite et l’extrême droite dans beaucoup de pays »

Corédacteur en chef d’Actes de la recherche en sciences sociales, revue fondée par Pierre Bourdieu en 1975, Julien Duval revient sur le demi-siècle d’une publication aussi atypique que transdisciplinaire et prestigieuse scientifiquement.
Par Olivier Doubre
À Marseille, le savoir résiste aux faiseurs de peur
Reportage 29 septembre 2025 abonné·es

À Marseille, le savoir résiste aux faiseurs de peur

Le festival Allez Savoir de l’EHESS, dont Politis est partenaire, organisait sa 6e édition à Marseille sur un enjeu brûlant : « Informer / S’informer / Déformer ». Dans un monde saturé de récits anxiogènes et de fake news, chercheur·ses, élèves, journalistes et citoyen·nes se sont retrouvés pour interroger la fabrique de l’information.
Par Pierre Jacquemain
Trop souvent, les salauds meurent dans leur lit
Essai 24 septembre 2025 abonné·es

Trop souvent, les salauds meurent dans leur lit

L’avocat Philippe Sands, spécialiste de droit international, interroge la question de l’impunité à partir de l’épisode de l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998, et des criminels nazis réfugiés en Amérique latine. Un thriller juridique passionnant.
Par Olivier Doubre