Anatomie de la « panique woke »

Alex Mahoudeau analyse l’offensive réactionnaire contre les pensées antiraciste, décoloniale et féministe.

Sébastien Fontenelle  • 15 juin 2022 abonné·es
Anatomie de la « panique woke »
Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal, deux ex-ministres à la pointe d’une croisade contre les foyers de subversion que seraient devenues les universités françaises.
© Arthur Nicholas Orchard / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Plus un jour ou presque ne s’écoule en France sans que des idéologues réactionnaires ne lancent de nouvelles alarmes contre la « menace wokiste ». Dans le dense et vif essai, solidement documenté, qu’il consacre à cette « panique morale », le docteur en science politique Alex Mahoudeau retrace d’abord l’histoire de ce mot, woke (« éveillé »), apparu au XIXe siècle aux États-Unis, où il a longtemps constitué une invitation à prêter attention aux discriminations visant des minorités – avant d’être finalement, depuis le milieu des années 2010, « utilisé […] comme une façon de dénigrer la culture de gauche par la droite ».

De ce côté-ci de l’Atlantique aussi, cette dernière n’en finit plus de vitupérer contre les prétendus excès de l’antiracisme, du décolonialisme et du « néoféminisme », éléments constitutifs selon elle (et parmi d’autres) de ce qu’elle appelle donc le « wokisme » : on se rappelle que les ex-ministres macronistes Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal ont ainsi été, entre 2017 et 2022, à la pointe d’une croisade délirante contre les prétendus foyers de subversion que seraient devenues les universités françaises.

Alex Mahoudeau resitue ces anathèmes dans une déjà longue chronologie et nous remémore utilement qu’une telle « offensive réactionnaire » n’a rien d’inédit : tout au contraire, « l’idée que les universités sont des lieux particulièrement touchés par les excès d’un militantisme par trop sensible aux questions d’“identité” et à la radicalité, notamment de gauche », est tout sauf nouvelle « dans le discours conservateur » – qui, aux États-Unis, par exemple, soutenait déjà, dans les années 1950, et contre toute évidence, que l’université de Yale était « rongée par l’athéisme et le collectivisme », et que ses étudiants et enseignants conservateurs étaient soumis à d’épouvantables « pressions sociales ».

D’une plume toujours alerte et parfois drolatique, l’auteur, qui excelle dans les tournures pince-sans-rire, montre les contradictions et les ridicules de ces postures par lesquelles des dominants se posent en victimes de celles et ceux qu’ils dominent. Il pointe aussi les mensonges grossiers de ces idéologues conservateurs, lorsqu’ils accusent l’université de Leicester (Royaume-Uni) d’avoir supprimé des cours sous la pression d’éléments « décoloniaux » – alors que ces licenciements ont en réalité été imposés par « le type de managérialisme compétitif et en quête de rentabilité porté par la majorité conservatrice ».

Cependant, conclut Alex Mahoudeau, ces offensives doivent être prises très au sérieux, car elles ont des effets profondément délétères. La panique antiwokiste, « en mobilisant une fausse image de ce que serait “le bon sens populaire” à leur sujet », permet par exemple aux réactionnaires d’extraire « des enjeux sociaux » primordiaux « du domaine politique ».Pour la contrer, il revient donc au « camp représentant ou tentant de représenter l’émancipation » de réinvestir « le terrain des mesures politiques concrètes ».

La Panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire Alex Mahoudeau, Textuel, 160 pages, 16,90 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

L’insurrection douce, vivre sans l’État
Idées 4 juin 2025 abonné·es

L’insurrection douce, vivre sans l’État

Collectifs de vie, coopératives agricoles, expériences solidaires… Les initiatives se multiplient pour mener sa vie de façon autonome, à l’écart du système capitaliste. Juliette Duquesne est partie à leur rencontre.
Par François Rulier
Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »

Il y a dix ans, les éditions Cambourakis créaient la collection « Sorcières » pour donner une place aux textes féministes, écologistes, anticapitalistes écrits dans les années 1970 et 1980. Retour sur cette décennie d’effervescence intellectuelle et militante avec la directrice de cette collection.
Par Vanina Delmas
« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »
Entretien 27 mai 2025 abonné·es

« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »

Alors qu’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de suppressions de postes, la CGT a décidé d’entamer une « guerre » pour préserver les emplois et éviter le départ du producteur d’acier de l’Hexagone. Reynald Quaegebeur et Gaëtan Lecocq, deux élus du premier syndicat de l’entreprise, appellent les politiques à envisager sérieusement une nationalisation.
Par Pierre Jequier-Zalc
Le mirage du recyclage
Écologie 21 mai 2025 abonné·es

Le mirage du recyclage

Malgré l’affichage et l’argent dépensé dans le recyclage, notre consommation de ressources naturelles ne ralentit pas. Un paradoxe que pointe un ouvrage – Du bon usage de nos ressources, de Flore Berlingen – appelant à changer radicalement de modèles de production et de consommation.
Par Mathilde Doiezie