Des départements se mettent hors la loi en refusant d’accueillir des mineurs étrangers

Ces dernières semaines, alors que le Parlement débattait sur la loi asile et immigration, plusieurs départements ont annoncé se mettre dans l’illégalité en limitant ou refusant la prise en charge des mineurs étrangers. Dans un silence assourdissant.

Pauline Migevant  • 22 décembre 2023
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Des départements se mettent hors la loi en refusant d’accueillir des mineurs étrangers
© ev / Unsplash.


La préférence nationale, avant l’heure. Et dans un silence complet. Si cette décision chère à l’extrême droite a été gravée dans la loi immigration, adoptée lundi à l’Assemblée nationale, certains départements ont déjà fait le choix de distinguer les enfants français et étrangers, en arrêtant ou limitant la prise en charge des seconds.

La menace d’arrêter ou de limiter la prise en charge des mineurs non accompagnés était régulièrement brandie par certains départements, réclamant – à l’instar de l’Assemblée des départements de France – une prise en charge de ces enfants par l’État. En septembre, la menace a été mise à exécution par le conseil départemental du Territoire de Belfort, qui a adopté à l’unanimité une motion limitant la prise en charge des mineurs non accompagnés (MNA), en évoquant « l’embolie des services ».

En novembre, l’Ain, la Vienne, le Vaucluse, suivis par le Jura en décembre, ont à leur tour annoncé des mesures similaires concernant l’accueil des mineurs avant leur évaluation de minorité, ou leur prise en charge par l’aide sociale à l’enfance, une fois leur minorité établie. Dans les Bouches-du-Rhône, la présidente du conseil départemental, Martine Vassal, a également menacé de ne plus assurer leur hébergement.

Le prétendu « appel d’air »

Les départements sont chargés de l’accueil, de l’évaluation, de l’hébergement et de la prise en charge des mineurs non accompagnés depuis 2013, dans le cadre de leur mission de protection de l’enfance. Ces décisions sont contraires au code de l’action sociale et des familles, mais aussi de la convention internationale des droits de l’enfant ratifiée par la France en 1990.

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Rappelant sur X (ex-Twitter) que le budget de certains départements était excédentaire (de 114 millions d’euros pour l’Ain, 45 millions d’euros pour la Vienne), Lyes Louffok, militant des droits de l’enfant et ancien membre du Conseil national de la protection de l’enfance, alertait : « Ces décisions ne sont pas motivées par des raisons financières, mais par une vision politique : la préférence nationale. »

Ces décisions signifient : ‘Nous privilégions la protection des enfants français plutôt que des enfants de nationalité étrangère’.

L. Louffok

Dans un texte publié le 2 décembre, il poursuit : « Si ces départements avaient des difficultés financières, pourquoi n’ont-ils pas suspendu la protection de tous les enfants quelles que soient leur nationalité ? » Interrogé par Politis, il développe : « Une digue a été franchie dans un silence inquiétant. Même à gauche. Je ne sais pas si c’est lié à une méconnaissance ou à une banalisation dans nos esprits, mais ces décisions signifient : « Nous privilégions la protection des enfants français plutôt que des enfants de nationalité étrangère ». »

L’expression de « préférence nationale » pour qualifier cette décision des départements a été également utilisée le 5 décembre par la députée Marianne Maximi (LFI). Ancienne éducatrice spécialisée, elle alertait sur la crise traversée par le secteur de la protection de l’enfance et interpellait Charlotte Caubel, secrétaire d’État chargée de l’Enfance, lors des questions au gouvernement. Une intervention qualifiée sur Twitter par cette dernière d’« extrême démagogie » venant de « l’extrême gauche ».

Le syndicat SNPES-PJJ-FSU a exprimé ses doutes sur « les motivations [de Charlotte Caubel] à vouloir faire appliquer la loi pour les départements « hors-la-loi » », rappelant les propos qu’elle avait tenus sur la théorie de « l’appel d’air » devant une commission parlementaire en septembre 2021, alors qu’elle était directrice de la protection judiciaire. Si la secrétaire d’État à l’Enfance avait déclaré en octobre à l’AFP prendre « acte du positionnement politique » du territoire de Belfort et rappelé que la responsabilité administrative du territoire pouvait être engagée, elle n’avait pas réagi concernant la décision des autres départements.

« Bal des hypocrites »

Pour Jean-François Martini, juriste au Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), « ce mouvement intervient à un moment où le climat ambiant lié au projet de loi asile et immigration permet une libération de la parole xénophobe, plus précisément du côté des départements qui ont vu une remontée du nombre de mineurs à accueillir après la pandémie. » Il poursuit : « Les départements ont joué l’inertie durant l’épidémie, et aujourd’hui tout le monde fait semblant d’être étonné que les dispositifs soient saturés. C’est le bal des hypocrites. »

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En 2019, d’après le ministère de la Justice, 16 760 personnes ont été reconnues mineurs non accompagnés et confiées aux départements. Elles étaient 14 782 en 2022. Dans le Vaucluse, qui a fermé le 24 novembre l’accueil pour les mineurs étrangers arrivant sur le territoire – où ils devraient être mis à l’abri et passer des évaluations de minorité –, « les jeunes se retrouvent à la rue, en errance, ce qui est complètement contradictoire avec l’idée de « contrôler l’immigration » », explique l’avocate en droit des étrangers Véronique Marcel.

Les jeunes se retrouvent à la rue, en errance, ce qui est complètement contradictoire avec l’idée de ‘contrôler l’immigration’.

V. Marcel


Récemment, l’avocate a formé plusieurs recours devant le tribunal administratif car le Vaucluse a aussi refusé de prendre en charge des jeunes reconnus mineurs par le juge des enfants. Un refus affirmé, malgré une amende journalière de 100 euros par jour de retard décidée par le tribunal. Pour elle, l’alibi financier semble peu solide, alors que « le nombre de jeunes reconnus mineurs non accompagnés aujourd’hui dans le département (228) est inférieur aux chiffres de 2018 (235) et 2019 (271). » Parallèlement, elle explique que le coût de prise en charge des mineurs a diminué, le Vaucluse ayant « renoncé aux hébergements en hôtel qui coûtaient 2200 euros par mois pour un hébergement collectif coûtant 600 euros mensuels ».

Absence de réaction politique et effet de contagion

Si les pratiques discriminatoires concernant les mineurs non accompagnés sont régulièrement documentées par les associations, le fait que les départements assument publiquement de se mettre hors la loi sans réaction politique forte inquiète particulièrement les associations de protection de l’enfance. Corentin Bailleul, responsable du pôle plaidoyer de l’Unicef, estime « inquiétante » l’absence de réaction forte de l’État. Selon lui, « la secrétaire d’État Charlotte Caubel n’a pas pris de position ferme suite à ces suspensions. Ni le ministre de la Justice alors que les acteurs publics déclarent qu’ils n’exécuteront pas une décision de justice. Ni les préfets qui devaient rappeler les départements à l’ordre et saisir le tribunal administratif eux-mêmes. »

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Violaine Husson, responsable nationale « genre et protections » à La Cimade déplore elle aussi « le silence assourdissant des pouvoirs public face à des départements qui arrêtent de protéger les enfants ». « 377 000 enfants sont accompagnés et assistés en foyer ou chez eux par l’aide sociale à l’enfance chaque année, et ce ne sont pas ces 15 000 enfants qui posent problème », rappelle-t-elle. Une position partagée par la CNAPE, fédération nationale d’associations de protection de l’enfance, dans une motion adoptée le 15 décembre en réaction « à des prises de position publiques, marquées par des approximations ou des contre-vérités, et face aux tentatives plus ou moins assumées de faire peser sur certains enfants vulnérables, étrangers, le poids de la crise de tout un secteur ».

Les associations saisissent la justice

« Effet d’impunité » : c’est le terme employé par Jean-François Martini pour décrire la multiplication de ces décisions départementales. « Les départements tâtent le terrain en faisant des déclarations à la presse, et comme rien ne se passe, ils continuent et d’autres départements s’en inspirent. » Face au silence de l’État quant aux violations assumées de la loi, le Gisti et quatre autres associations ont annoncé dans un communiqué, le 14 décembre, avoir saisi la justice administrative pour annuler les décisions discriminatoires.

Les départements tâtent le terrain en faisant des déclarations à la presse, et comme rien ne se passe, ils continuent.

J-F Martini

Dans le territoire de Belfort, le référé par les associations pour obtenir une suspension de la motion a été rejeté par le tribunal administratif. Celui-ci a estimé dans une ordonnance du 13 décembre que la motion n’était susceptible de porter atteinte « qu’à la situation des mineurs étrangers isolés pris individuellement », et non aux intérêts des associations ayant porté le recours. Dans l’Ain, en revanche, la justice a suspendu mercredi 20 décembre la décision du département.

La question des réactions politiques aux refus de certains départements de se conformer à des lois est à géométrie variable. Alors que les décisions des départements ayant annoncé suspendre ou limiter la prise en charge des mineurs non accompagnés a peu fait réagir, nombreux ceux qui se sont empressés de commenter la volonté des 32 départements de gauche de ne pas respecter la loi asile et immigration votée cette semaine. Ces derniers ont dénoncé une mesure de « préférence nationale » consistant à exclure les étrangers de prestations sociales comme l’allocation personnalisée d’autonomie versée par les départements aux personnes âgées.

« La loi s’impose à tous, surtout quand on est élu par le peuple français », a asséné le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, invité de CNews hier matin. Le président de l’Assemblée des départements de France, François Sauvadet (UDI), a quant à lui déclaré : « Mon engagement est ferme : une fois la loi en vigueur, elle sera appliquée dans un strict respect des institutions républicaines. » « Il y aurait des petits roitelets locaux qui décideraient de ne plus appliquer les lois de la République ? C’est de la sédition », a renchéri sur la même antenne Eric Ciotti, président du parti Les Républicains… parti dont sont issus les présidents des conseils départementaux du Jura, de l’Ain, du Vaucluse et des Territoires de Belfort. Audacieux.

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