« La crise sénégalaise est un héritage de la Françafrique »

Le Sénégal portait en France l’image flatteuse d’une « vitrine démocratique » en Afrique de l’Ouest. Mais le report par le président Macky Sall du scrutin présidentiel du 25 février a brutalement changé la donne. Un « coup d’État civil », qualifient la journaliste Fanny Pigeaud et l’économiste Ndongo Samba Sylla, coauteurs d’un nouvel essai sur la Françafrique.

Patrick Piro  • 21 février 2024 abonné·es
« La crise sénégalaise est un héritage de la Françafrique »
« Seuls les militaires ont pu parfois prendre le pouvoir aux élites françafricaines » selon Ndongo Samba Sylla (à gauche), avec Fanny Pigeaud.
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Fanny Pigeaud est journaliste. Parmi ses essais : Au Cameroun de Paul Biya (Karthala, 2011), France-Côte d’Ivoire, une histoire tronquée (Vents d’ailleurs, 2015). Ndongo Samba Sylla est économiste sénégalais, dirige le secteur Afrique de l’International Development Economics Associates. Parmi ses essais : Le Scandale commerce équitable (L’Harmattan, 2013), La Démocratie contre la République (L’Harmattan 2015).

De la démocratie en Françafrique, une histoire de l’impérialisme électoral, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, La Découverte, 380 pages, 22 euros.

L’Arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, La Découverte, 2018.

En quoi la crise politique sénégalaise en cours vous paraît-elle relever de cet « impérialisme électoral » que vous décrivez dans votre essai, De la démocratie en Françafrique ?

Ndongo Samba Sylla : C’est l’aboutissement de cet « eugénisme électoral », que nous définissons comme l’art et la manière de choisir qui peut voter et qui peut être candidat, une pratique institutionnalisée au Sénégal. Le déclencheur, c’est l’invalidation par le Conseil constitutionnel de la candidature de Karim Wade, le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, à la présidentielle du 25 février, au motif qu’il n’est pas exclusivement sénégalais, comme le requiert la Constitution. En 2019, Karim Wade, né d’une mère française, avait pourtant déclaré sur l’honneur avoir déjà renoncé à sa nationalité française.

Quand le pot aux roses a été découvert, il s’est alors précipité pour y renoncer. Ce qu’a matérialisé un décret du 16 janvier signé par Gabriel Attal, le Premier ministre français. Certains hommes politiques sénégalais de l’opposition y ont vu l’empreinte d’une Françafrique décidée à « sauver » son candidat. Mais il était trop tard pour le Conseil constitutionnel. Appuyé par le Parti démocratique sénégalais, créé par son père, Wade a alors accusé l’organe de corruption, poussant le président sortant, Macky Sall, à reporter opportunément l’élection, que son poulain, Amadou Ba, allait visiblement perdre.

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Fanny Pigeaud : Cette intrication s’inscrit parfaitement dans la continuité de cet « impérialisme électoral » que nous décrivons, imposé par la France dans ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne. Il s’agit d’un ensemble de manipulations des processus électoraux, visant toujours à sélectionner un profil de dirigeants acquis aux intérêts français, ou occidentaux plus généralement. Ces derniers mois, Macky Sall avait écarté, par divers stratagèmes, un certain nombre de candidats, dont les plus critiques envers la France.

Cet ensemble d’ingérences extérieures aboutit à conforter des dirigeants bien sous tout rapport du point de vue français.

F.P.

N. S. S. : Derrière « élection » réside l’idée d’élite – deux mots issus de la même racine. Pendant deux siècles, l’emprise de la métropole a pu se consolider dans ses colonies par le biais d’élections qui ont permis l’émergence d’élites au service des intérêts de l’empire, devenu informel après les indépendances sous la dénomination de Françafrique. Ces élections ont contribué à conférer une légitimité « naturelle » aux dirigeants en place, quand bien même ces processus ont toujours été émaillés de violences et de pratiques douteuses.

Votre ouvrage établit cet impérialisme électoral comme mécanisme clé de cette Françafrique,
qui perdure en dépit des dénégations officielles.

N. S. S. : Notre ouvrage découle d’ailleurs du précédent, consacré au franc CFA. Cette monnaie, contrôlée par le Trésor français, est en vigueur dans quatorze pays africains (1), dont les dirigeants ne contestent pas cette emprise. On nous a beaucoup interrogés là-dessus, et notamment hors de la sphère francophone : « Comment expliquer une telle survivance, alors que vous démontrez que ce franc CFA ne sert pas le développement local ? » Car les dirigeants africains sont parmi les premiers défenseurs de cette monnaie, dont ils allèguent le maintien sous couvert d’arguments plus ou moins convaincants. Il nous est donc apparu important d’expliquer d’où viennent ces élites qui ne semblent pas œuvrer pour l’intérêt de leur pays.

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Auxquels il faut ajouter les Comores, dotées d’un système un peu différent, avec le franc comorien.

Même au Sénégal, qui bénéficie de l’image d’une démocratie stable depuis des décennies ?

N. S. S. : Mais le Sénégal n’a jamais été une exception à la règle françafricaine ! L’eugénisme électoral pratiqué par ses élites lui a conféré une stabilité qu’il ne faudrait pas confondre avec la démocratie. Car aucun de nos dirigeants n’a jamais remis en question le pacte néocolonial – par exemple en demandant l’abandon du franc CFA ou des bases militaires françaises. C’est le cas de Léopold Sédar Senghor, l’archétype de ces élites créées par Paris, puis d’Abdou Diouf, d’Abdoulaye Wade et de Macky Sall actuellement. Mais aujourd’hui pousse une nouvelle génération d’hommes politiques, à l’image d’Ousmane Sonko, qui rejettent la Françafrique et réclament de la transparence et de la rationalité dans la gestion de nos ressources naturelles, en particulier le pétrole et le gaz. Ce sont eux que craint Macky Sall.

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Comment agit cet impérialisme électoral dans le reste de l’espace françafricain ?

N. S. S. : Il est caractérisé par un profil de dirigeants ne remettant pas fondamentalement en question l’ordre néocolonial. Même quand ils se déclarent nationalistes, communistes, etc., ils tentent de se rabibocher avec la France une fois au pouvoir, afin de s’y maintenir. Nous avons examiné la situation des quelque 150 chefs d’État des seize pays qui ont fait partie à un moment de la « zone franc », de 1960 à janvier 2023 : on n’en trouve aucun ayant pris une réelle distance vis-à-vis de la Françafrique qui soit parvenu au pouvoir via des élections normales. La Françafrique, le droit impérial, ce sont des états de fait historiquement solides. Et cela aurait pu changer pour la première fois avec l’élection prévue ce 25 février au Sénégal.

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F. P. : Les influences françaises sont multiples. Elles passent par des politiques dont les déclarations ou les rencontres laissent filtrer les préférences électorales de Paris, par des cabinets de communication ou des personnages influents, comme l’avocat Robert Bourgi, qui soutiennent des candidats en général proches des intérêts français. Ou encore par des médias qui donnent plus de place à certains d’entre eux ou en dénigrent d’autres, lors de scrutins présidentiels. Sans oublier ces juristes envoyés auprès de présidents pour les aider à modifier la Constitution afin de leur permettre de se représenter, et bien sûr les dizaines d’opérations militaires destinées à soutenir un dirigeant menacé par une rébellion ou bien à écarter ceux qui ne font plus les affaires de la France.

Cet ensemble d’ingérences extérieures perdure, et aboutit toujours à conforter des dirigeants bien sous tout rapport aux plans économique et politique du point de vue français. Le cas de la Côte d’Ivoire, en 2011, est probablement la manifestation récente la plus grossière et la plus violente de cet impérialisme électoral. L’ingérence de Paris, dans le but de porter au pouvoir Alassane Ouattara, qui avait ses faveurs, a été perceptible tout au long du processus de préparation de l’élection et avant même la proclamation des résultats.

Pour augmenter ses chances politiques, mieux vaut ne pas entrer en conflit avec la France.

N.S.S.

Les influences directes de la France ont-elles imprégné les élites locales de pratiques héritées
de cet impérialisme électoral ?

N. S. S. : La plupart des acteurs politiques ont intériorisé certaines normes. Ainsi, pour augmenter ses chances politiques, mieux vaut ne pas entrer en conflit avec la France, ce qui incline les élites à une certaine docilité préventive à son endroit. S’afficher contre la Françafrique peut représenter un désavantage électoral. On risque de se couper du soutien de médias locaux ou hexagonaux, de se priver du soutien de la diplomatie française et de ressources économiques pour une campagne. Même si, dans le cas du Sénégal, la France a toujours veillé à ne pas donner l’impression de tirer les ficelles.

Le pays n’a-t-il pas tiré un bénéfice, par contraste, de la faiblesse démocratique des pays voisins ?

N. S. S. : Certes, la crise de la Françafrique a pu lui être utile en termes d’image. Au Bénin, Patrice Talon a très largement remporté les dernières élections législatives et présidentielle sans opposition significative, après avoir choisi lui-même ses adversaires. En Côte d’Ivoire, Ouattara, après avoir liquidé politiquement ses différents opposants, gagne la présidentielle de 2020 avec un score de parti unique après avoir forcé la porte à un troisième mandat. Au Togo, Faure Gnassingbé en est à son quatrième mandat. Le Niger a connu un coup d’État militaire en 2023, le Mali et le Burkina Faso en comptent deux depuis 2020. Et la situation de l’Afrique centrale francophone est encore moins enviable que celle de l’Afrique de l’Ouest.

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Au Cameroun, Paul Biya est au pouvoir depuis 1982. Au Congo, Denis Sassou-Nguesso est président depuis 1979, à l’exception d’un intermède entre 1992 et 1997. En République centrafricaine, certes aujourd’hui un peu détachée de la France, Faustin-Archange Touadéra a modifié la Constitution en faisant sauter, comme dans plusieurs autres pays africains francophones, la limite de deux mandats présidentiels. Au Gabon, la dynastie Bongo s’est exercée pendant cinquante-cinq ans. Et si un coup d’État militaire y a mis fin en 2023, il a été salué par les autorités françaises : elles n’ont pas de problème avec le nouveau pouvoir en place.

Comment analysez-vous les réactions de la France face à cette série de soubresauts dans une Françafrique en crise ?

F. P. : Ça dépend des situations. Les coups d’État au Gabon et en Guinée, qui n’ont guère remis en cause le système actuel, gênent beaucoup moins Paris que dans le cas du Mali, du Burkina Faso et du Niger, où une rupture est visiblement en cours. Sous l’influence de la France, des sanctions en grande partie illégales et surréalistes ont été prises contre ces pays par les institutions régionales ouest-africaines – gels financiers, blocages d’échanges commerciaux, etc. Des réactions bien peu stratégiques, puisque ces actes ont davantage creusé le fossé entre Paris et ces trois États sahéliens.

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N. S. S. : Les notions de démocratie et de droits de l’homme sont à géométrie variable pour Paris. Ainsi cette conférence de presse, le 9 juillet 2021, où le dirigeant nigérien Mohamed Bazoum justifie, avec l’acquiescement silencieux d’Emmanuel Macron, le coup d’État qui a porté le général Mahamat Idriss Déby au pouvoir au Tchad, avec suspension de la Constitution – le consensus a été de faire confiance aux militaires pour assurer la stabilité des institutions. Cinq mois plus tard, alors que le même Bazoum est renversé par des militaires, on n’a pas entendu Macron professer une confiance identique dans les militaires locaux ! Et dans le cas présent du coup d’État civil de Macky Sall, la réaction initiale de la France, ce fut : « Nous faisons confiance à la démocratie sénégalaise ».

On a le sentiment que la France court après une décolonisation inachevée, et que chaque élection, dans ces pays, en est révélatrice.

F. P. : L’État français donne l’impression de toujours vouloir gagner du temps, depuis les années 1960. À cette époque, quand la France octroie l’indépendance à ses colonies subsahariennes, ce n’est pas gratuit. En échange, les nouveaux dirigeants qu’elle s’était choisis se voient imposer des accords de coopération – culturelle, monétaire, économique, commerciale, diplomatique, etc. – qui l’avantagent dans tous les domaines. Ce n’était qu’une manière déguisée de poursuivre la colonisation. Alors certes, quand les contestations montent, on fait quelques concessions et ajustements ici et là, comme récemment avec le franc CFA en Afrique de l’Ouest. Mais, en réalité, ce système monétaire n’a pas fondamentalement changé.

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N. S. S. Et nous montrons que la lecture des coups d’État manque généralement d’objectivité. La question n’est pas d’être pour ou contre – d’ailleurs, dans leur écrasante majorité, les putschs militaires sont réactionnaires –, mais de comprendre que contre la Françafrique il n’a pas été possible jusque-là de gagner via des élections normales. Les seuls qui ont pu parfois prendre le pouvoir aux élites françafricaines, ce sont donc les militaires. Dans les trois pays du Sahel concernés, les nouveaux dirigeants montrent qu’ils veulent en finir avec la Françafrique. On constate même que ces coups d’État, liés à l’héritage de la Françafrique, sont une spécificité des pays francophones. Ailleurs en Afrique, les États sont devenus plus solides, et même quand on n’y respecte pas les libertés, les militaires ne se réveillent pas un beau matin pour renverser le pouvoir.

Dans un monde globalisé, l’emprise de la Françafrique ne devient-elle pas obsolète ?

La Françafrique elle-même est devenue rétrograde dans un monde où le libéralisme a généralisé sa domination.

N.S.S.

N. S. S. : Aujourd’hui, l’impérialisme électoral ne s’exprime plus seulement à travers la Françafrique, cette main de la France visible en permanence. Parce qu’une réalité plus importante pèse sur les « démocraties ». Que vous viviez dans une ex-colonie francophone, anglophone, lusophone ou autre, on vous dit qu’il faut respecter les règles du jeu de l’économie mondiale. Que la souveraineté économique, ça n’existe plus, qu’il faut libéraliser le commerce, la finance, l’investissement. Et donc vous aurez beau élire des présidents et des députés, ce qui compte au-dessus d’eux, c’est le FMI, la Banque mondiale, etc.

Ce qui compte, c’est de placer des financiers à des responsabilités importantes, pour pouvoir parler aux bailleurs de fonds. Cette « bancocratie », forme contemporaine élargie d’impérialisme électoral, vide la démocratie de toute substance. Il ne reste alors plus aux peuples qu’à arbitrer les conflits au sein de la classe dominante, quelle que soit son orientation. La Françafrique elle-même est devenue rétrograde dans un monde où le libéralisme a généralisé sa domination.

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