Sénégal, chute d’une démocratie

Le report de l’élection présidentielle fait entrer ce pays dans le club fourni des pays de l’Afrique de l’Ouest dont les dirigeants ont actionné de tels stratagèmes pour se maintenir au pouvoir. On attend la réaction de la Macronie à cette forfaiture.

Patrick Piro  • 6 février 2024
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Sénégal, chute d’une démocratie
Manifestants face à la police devant l'Assemblée générale du Plateau, à Dakar, le 5 février 2024.
© John Wessels / AFP

C’est un invraisemblable imbroglio que vit le Sénégal. Et il n’est probablement pas parvenu à son acmé, tant la décision prise la semaine dernière par le président sortant Macky Sall violente un pays tout entier, par la manipulation grossière de ses institutions mais aussi par la souillure de l’image dont le Sénégal s’honore avec constance depuis soixante ans, celle d’une démocratie stable et fiable.

Depuis juillet, ce ne sont que manœuvres organisées pour saper toute opposition crédible à son camp, au mépris de l’indépendance des pouvoirs.

En annonçant le report de l’élection du 25 février, qui devait lui désigner un successeur (un homme, selon toute probabilité), il ouvre une crise d’ampleur inconnue, et soigne définitivement sa sortie en endossant le costume d’un putschiste, après avoir glissé avec constance sur une pente autoritaire, voire dictatoriale, lors de son deuxième mandat. En poste depuis 2012, il rêvait d’une troisième investiture, interdite par la Constitution, et n’a fini par y renoncer explicitement qu’en juillet dernier, tant le chaos et la violence semblaient inéluctables.

Depuis, ce ne sont que manœuvres organisées pour saper toute opposition crédible à son camp, au mépris de l’indépendance des pouvoirs. Entre autres, Ousmane Sonko, le plus virulent de ses adversaires, a été condamné et incarcéré en juin dernier sous un prétexte juridique bien mince, puis rendu inéligible. S’étaient ensuivies des émeutes, soldées par la mort de neuf personnes, une violence très inhabituelle au Sénégal.

Sur le même sujet : « La République sénégalaise souffre d’un trop-plein de présidentialisme »

Depuis, le Conseil constitutionnel a été mobilisé avec zèle, soutenu par la bienveillance présidentielle, pour barrer la route à toute candidature d’opposition sérieuse. Il faut dire que le successeur désigné par Sall, le peu charismatique et dévoué Premier ministre Amadou Ba, est à la peine dans les sondages. Au point que plusieurs poids lourds du propre camp présidentiel ont tiré leur révérence pour se présenter contre Ba.

Les forces de l’ordre ont évacué les député·es d’opposition qui protestaient contre le report de la présidentielle.

Dernière déstabilisation en date, la critique des très influentes autorités musulmanes, mettant en cause la moralité du président. Au prétexte de remettre le processus électoral sur de bons rails, le président s’est alors résolu à annuler le scrutin du 25 février. Les député·es de son camp en ont voté le report au 15 décembre prochain, dans une grande confusion puisque les forces de l’ordre ont évacué les élu·es d’opposition qui protestaient. Addenda : le président reste en poste jusqu’à l’investiture putative de son successeur.

Voilà donc ébauché le rêve d’un troisième mandat Macky Sall, au prix d’un « coup d’État constitutionnel », comme le dénoncent ses détracteurs, puisque la Constitution interdit ce cas de figure. Sall s’octroie le triste privilège d’avoir fait entrer le Sénégal dans le club fourni des pays de l’Afrique de l’Ouest dont les dirigeants ont actionné de tels stratagèmes pour se maintenir au pouvoir. La tension est au plus haut dans le pays, et si la rue ne s’est pas encore brutalement manifestée, les jeunes en particulier se sont montrés facilement éruptifs, ces derniers mois. L’armée observe tout cela. Et Paris bien sûr.

Des éditorialistes n’ont pas manqué de relever une énième suffisance de la Macronie envers leur ex-colonie. En décembre dernier, Élisabeth Borne recevait tout sourire Amadou Ba, poulain de Macky Sall en campagne. Le mois précédent, le président français avait acté la nomination du président sénégalais, bien qu’encore en poste, comme « envoyé spécial pour le Pacte de Paris sur les peuples et la planète ». Si ce type d’adoubement n’est pas aussi grossier qu’à l’époque flamboyante de la Françafrique, c’est encore une démonstration des piètres talents d’Emmanuel Macron en matière de politique internationale. On attend sa réaction à la forfaiture de son « envoyé spécial pour le Pacte de Paris sur les peuples et la planète ».

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Parti pris

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