« Il ne faut pas céder sur la poésie »

Avec Chino fait poète, Christian Prigent place le travail sur la langue à un haut niveau d’intensité, toujours marquée par l’ironie et aux fortes implications politiques. Rencontre.

Christophe Kantcheff  • 6 mars 2024 abonné·es
« Il ne faut pas céder sur la poésie »
L’écriture de Christian Prigent cristallise tout ce que la langue recèle pour en faire une substance inflammable, explosive.
© John FOLEY / Opale

Chino fait poète, Christian Prigent, POL, 168 pages, 19 euros.

Christian Prigent, l’un des écrivains majeurs que compte aujourd’hui la langue française, publie Chino fait poète. Ce livre clôt un cycle de cinq volumes entamé en 2013 avec Les Enfances Chino (tous aux éditions POL), alternant roman, roman en vers et recueil de poèmes. Sans être platement centré sur la personne de l’auteur, ce cycle est très empreint de son parcours (biographique, intellectuel, fantasmatique…). Au sein de ce nouveau recueil figurent des poèmes sur ses années de formation et de jeunesse poétique ou sur ses amis écrivains, ainsi que des ensembles intitulés « Chino à la falaise » ou « Chino au bocage », parce que le rapport aux paysages ou à la nature est intrinsèquement lié à l’élan poétique.

Mais, chez Prigent, cet élan-là est toujours dénué de naïveté. L’ironie et l’entreprise de dé-­romantisation caractérisent sa manière. Ainsi, ses poèmes incluent les algues vertes (« Gare aux/colibacilles c’est le flot/son ourlet (purin d’ulve & fuel ?)/savoir quoi ou qui il roule »), les formules chimiques des atomes constituant les matières (« CH4 ») ou les excrétions naturelles (« Que sur les graminées ne bave/nul jus céleste ou de betterave/mais l’amoureux coulis/de ton pipi »).

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Savante et prosaïque, drôle et angoissée, musicale et dissonante, l’écriture poétique de Christian Prigent cristallise tout ce que la langue recèle pour en faire une substance inflammable, explosive. Peu séductrice mais offrant matière à réjouissances (on rit de toutes les couleurs : noir, jaune…), elle fraie du côté de l’« immonde », du monstrueux, là où le danger se tient, au bord de la falaise où l’effroi du vertige peut mener au ridicule tragique d’une chute.

Il n’empêche que le grotesque n’exclut pas la gravité ou la mélancolie. Ainsi Chino fait poète s’achève sur un testament – farcesque mais tout de même. Et au détour d’une page on tombe sur ce court poème intitulé « Voilà les morts » : « Désormais nul ne s’écorche/aux rosiers sous le porche/zéro pluie sous la grille on n’attend/­personne ils sont morts à présent/la maison la mort la mort ma maison/mmmm mercy ô maison/ô mort larmes montées de sol/à ciel via les socquettes ô bol/d’écœurement serre dessus le poing/et stop : motus – à demain ! »

Il y a quelques semaines, le Printemps des poètes, manifestation culturelle qui se déroule chaque année à Paris, avait désigné Sylvain Tesson pour parrain. Une tribune réunissant 1 200 signataires, dont de nombreux poètes, s’est opposée à ce choix. Depuis, la directrice du Printemps des poètes a démissionné. Qu’avez-vous pensé de ces événements ?

Christian Prigent : Sylvain Tesson, c’est l’extrême droite pagano-bucolique. Quelle honte pour une manifestation culturelle nationale d’avoir voulu avoir son parrainage ! Mais faut-il s’en étonner ? Le poète Tesson est insignifiant (voir en fin d’article, N.D.L.R.) : randos dans le sublime, paysagisme mièvre, pseudo-chamanisme et magie des mots. Mais ce genre de poésie, n’est-ce pas (même politiquement éclairé plutôt par la « gauche ») celui que promeut surtout, depuis des années, le Printemps-des-poètes ?

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Les-poètes, ça semble être devenu un secteur d’activité professionnelle. Admettons. Mais nul poète ne vit de sa plume. Plusieurs vivent d’assurer des services d’animation culturelle ou de pédagogie. Ceux-là, quelque singuliers, inventifs, tenaces et rusés qu’ils soient, il faut bien qu’ils acceptent les règles des institutions qui les accueillent pour ce faire. Ces règles sont peu différentes des autres formes de la commande sociale. Le poète-24 h/24 remplit à longueur de temps des dossiers pour des résidences et autres ateliers d’écriture. Il lui faut prendre au moins un peu l’allure requise pour être du circuit. Comment ne pas craindre qu’au bout de quelques années de ce traitement les habitués du circuit finissent par écrire tous un peu la même chose ?

Vous parlez d’un recul poétique et politique. Sur quoi ne faut-il pas céder en poésie ?

Il ne faut pas céder sur… la poésie, c’est tout : à ce jeu sur tous les aspects de la langue (lexique, syntaxe, son, rythmes…). C’est un jeu qui résiste au lieu commun : aux représentations aliénées qu’on nous dit être « le monde ». Qui le joue s’efforce de rendre avec la plus grande justesse verbale possible l’expérience singulière qu’il fait de la vie. Ceux qui cèdent sur cette recherche au prétexte que ses trouvailles sont parfois cruelles, assez souvent obscures et toujours déstabilisantes cèdent artistiquement sur tout. Alors on radote des clichés, on oublie jusqu’à la possibilité d’autres formes de représentation, on accepte la domination idéologique et on se rend du même coup complice des désastres de l’espérance politique.

Le cycle que vous avez ouvert il y a un peu plus de dix ans avec Les Enfances Chino se referme aujourd’hui avec Chino fait poète. À quelle nécessité ce cycle a-t-il correspondu ?

C’était un hasard (celui d’une commande) plutôt qu’une nécessité. Chino (François, en breton) est sorti en 2011 d’un tableau de Francisco Goya. C’était un lutin moqueur qui regardait par-dessus mon épaule ce que j’étais en train d’écrire. Il est vite devenu un autre moi-même, un double. Surtout interrogatif et ironique. Parfois aussi attendri. Voire tout mou de nostalgies (l’enfance, etc. !). Il a rejoué, version mystère médiéval, sotie ou bouffonneries, des scènes de ma propre vie. En traversant les sites (surtout ma Bretagne natale) et les époques (les années 1950, assez souvent). Mais tout cela mêlé à d’autres scènes, venues des lectures, de l’imaginaire, des fantasmes…

La poésie est une action, pas une essence ou une pose statufiée.

Ce Chino était aussi une sorte de poète bricoleur : sa boîte à outils poétiques (polysémie instable, figures rhétoriques, échos sonores, variations rythmiques…), il aimait s’en servir pour trafiquer des formes qui n’étaient pas a priori poétiques (des « romans ») ou l’étaient de façon trop évidente (des poèmes en vers comptés et rimés). Pour voir l’effet que ça faisait à ces formes, comment ça les transformait. Il a vu. J’ai vu. Ça a donné cinq livres. Quelques autres ont vu à leur tour. End of the story.

« Chino fait poète ». Est-ce pour ne pas prendre pour titre : « Chino est poète » ?

La poésie, c’est une action (sur la langue), pas une essence ou une pose statufiée. Le titre du livre dit ça, si on veut, oui. Mais il y a plusieurs sens. Si « fait » est un indicatif présent, ça pastiche des formules du genre « il a fait prof, boulanger… » : pour rappeler qu’il a fallu apprendre, travailler, agir. Si « fait » est un participe passé, ça suggère que c’est ce parcours qui a fait de Chino un poète. Et si on entend « fait » dans le vieux sens argotique (« t’es fait, Lupin ! »), ça veut dire aussi que, voulant faire poète, Chino s’est un peu fourré dans un guêpier.

Dans « Chino lit un poème à maman », que vous datez de 1964 – vous avez alors à peine 20 ans –, votre mère se plaint de ne pas comprendre votre poème. Elle dit : « si n’y comprends moi rien/tu vas te vouer à quel sein ? » Alors, à quel sein/saint vous êtes-vous voué ?

Ma mère aurait voulu que j’écrive des poèmes qu’elle « puisse comprendre » (texto). La langue qu’on dit « maternelle » voudrait bien elle aussi que les poètes écrivent des choses qu’elle puisse « comprendre » : par lesquelles elle ne se trouve pas débordée, défaite et monstrueusement « refaite ». C’est une fable. Bien des poètes (Hölderlin, Baudelaire, Rimbaud…) se la sont racontée et chacun en a tiré une morale qui est au bout du compte son « œuvre ». C’est à ces saints-là, guère pieux, que je me suis voué : saint Arthur de Caropolmerde, l’unijambiste illuminé ; saint Isidore Ducasse, l’Aigle de Montevideo ; saint Francis P. de Nîmes, l’Enragé d’expression ; saint Denis l’Énergumène de la Roche-Mécrite… Quelques autres (peu).

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Vous rendez un hommage poétique à vos amis de la revue TXT, que vous avez cofondée en 1969, et à des poètes plus jeunes, dont Charles Pennequin et le regretté Christophe Tarkos. Pour vous, la poésie a toujours été aussi une affaire de groupe, de collectif, de revue…

Écrire, ça a été pour moi participer aux batailles intellectuelles de l’époque (en publiant des livres, certes – mais seulement entre autres choses). Quand j’ai commencé à le faire, à la fin des années 1960, collectifs et revues étaient le cadre juste pour agir dans ce sens (débats d’idées, polémiques, expérimentation formelle, action artistique, souci du politique). Rappelant en vitesse cette histoire qui l’a « fait » poète presque à l’insu de lui-même, Chino se souvient de ceux qui dans toutes ces années œuvraient à ses côtés : ce sont ses amis, il les salue. Il en fait même, dans la dernière section du livre, les légataires d’un « testament » affectueux, reconnaissant (quoique aussi délibérément bouffon).

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Vers la fin du livre se trouvent trois madrigaux, intitulés « Chino #sex-addict », dont les vers sont typographiquement quasi illisibles. Pourquoi ?

C’est juste un gag, un petit « dispositif » piégeant. Tout texte oriente sa lecture : on change de logiciel selon qu’on entre dans un « roman » ou dans un recueil de « poèmes ». Dans « Chino #sex-addict », les bizarres madrigaux caviardés (rayés) interdisent la lecture, se censurent eux-mêmes. Mais cette interdiction incite d’autant plus à lire. Quelque « inapproprié » que soit ce qu’on aperçoit sous la barre de censure, qui résiste au désir de déchiffrement ? Qui ne se laisse pas aller à ce plaisir pourtant bien coupable pour la moraline actuelle ?


Ce poème de Christian Prigent consacré à Sylvain Tesson a été publié une première fois, sous une forme et un titre différents, dans le numéro 34 de la revue TXT en 2020.

Ce que nous dit le faux Rimbaud

sois en semelles compensées
anti-moderne ultra branché
néo-sauvage civilisé
à très forte mobilité :

zou ! tour du monde à vélo
(ho ! ho ! l’alchimie des mots !)
la tablette dans les sacoches
(sinon la com’ ça cloche)

augmente ta perception
infra-rouge XXL des lions
clic la photo floue à la neige
de la panthère itou des neiges

bouge ombre magique
des îles pas en sacs plastiques
ermite chez les bonobos
ami du dernier dodo

puis après trek andain sur névés
coqueluche aux plateaux TV !

ton œil est ton moyen
de transport tiens
bon la rampe astique 
tes pompes nique
tes lombaires peaufine
tes haïkus ! exprime !

ô nature ! ô ta mère !
attendre est ta prière
non aux cités immondes !
oui aux fééries du monde !

poète âme des cimes
va au musée sublime
du biotope et vois toi-même
dans le miroir : hop tu t’aimes !

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Littérature
Temps de lecture : 10 minutes