S’adapter à la répression pour ne pas relâcher la pression

Ces dernières années, les luttes écologistes subissent une brutalité croissante des forces de l’ordre. Face à la disproportion des moyens employés par l’État, les militants cherchent à adapter leurs modes d’action.

Maxime Sirvins  • 17 avril 2024
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S’adapter à la répression pour ne pas relâcher la pression
Lors d’une expulsion de manifestants écologistes à Notre-Dame-des-Landes, le 17 mai 2018.
© GUILLAUME SOUVANT / AFP

Plus de 5 000 grenades tirées à Sainte-Soline, lors de la mobilisation contre les mégabassines, en mars 2023. Dix-sept militants interpellés le 8 avril dernier par la sous-direction antiterroriste, après une action menée contre une centrale à béton Lafarge. Plus de 2,7 millions d’euros dépensés pour réduire la mobilisation des opposants à l’autoroute A69. Blindés, grenades explosives et forces de l’ordre chargées de l’antiterrorisme : en l’espace d’un an, la répression contre les luttes écologiques semble avoir atteint un point de non-retour.

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Pour de nombreux militants, face à la violence d’État – qui n’a rien de nouveau, mais dont l’ampleur apparaît inédite –, il devient nécessaire d’adapter les formes de la lutte et d’inventer de nouvelles pratiques. Dans les années 1970, les luttes contre la construction de centrales nucléaires secouent plusieurs départements français, et le gouvernement répond sévèrement. Face aux barricades, la gendarmerie envoie, pour l’une des premières fois, des blindés.

En 1977, lors d’une manifestation contre le surgénérateur Superphénix à Creys-Malville (Isère), plusieurs manifestants et gendarmes sont mutilés par des grenades offensives, et Vital Michalon, enseignant venu manifester, perd la vie après l’explosion d’une grenade. Un drame auquel fait écho celui de 2014 sur le barrage de Sivens (Tarn) avec la mort de Rémi Fraisse, tué lui aussi par l’explosion d’une grenade offensive tirée par un gendarme.

Erreurs stratégiques

Des scènes d’affrontements entre militants écologistes et forces de l’ordre ont émaillé les luttes de ces quinze dernières années, que ce soit sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou lors d’actions de désobéissance civile menées par le mouvement climat. Mais, depuis un an, les formes de répression « se sont durcies, avec des moyens humains et financiers spectaculaires », selon Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po Grenoble.

Le message politique est toujours très clair : plus l’État se sent menacé, plus il va utiliser des moyens puissants.

S. Roché

Spécialiste de la police et du maintien de l’ordre, il est également le coauteur de La Police contre la rue (Grasset, 2023). « La manifestation de Sainte-Soline a montré un visage assez dur de la répression, et des comportements surprenants, comme les gendarmes en quad qui tiraient grenades et LBD sur la foule, complète-t-il. Le message politique est toujours très clair : plus l’État se sent menacé, plus il va utiliser des moyens puissants. »

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Pour Romain*, militant autonome (mouvement qui revendique une autonomie totale par rapport au capitalisme, à l’État et aux partis, et qui prône l’action directe), « l’erreur fondamentale de Sainte-Soline a été stratégique, car on a calqué des modes de manifestation qui ne sont plus en phase avec la réalité d’aujourd’hui ». Pour ce militant de longue date, face à la police et la gendarmerie, le rapport de force est perdu d’avance.

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

« On ne peut pas dire : ‘On va faire cette gigantesque manif’ avec en face de nous des gens armés et militarisés. » Même son de cloche pour Léna Lazare, militante pour le climat depuis 2015 et membre des Soulèvements de la Terre. «Est-ce qu’il faudrait le refaire comme ça aujourd’hui ? Non. Tout ça n’était pas voulu. »

Manifestations, sabotages et actions de désobéissance civile, les moyens de lutte sont pourtant divers. Contre le projet de l’A69 entre Toulouse et Castres, les zadistes de la Crem’arbre sont allés se percher dans des arbres pour éviter leur abattage, une stratégie très utilisée en Allemagne. «Il fallait essayer de nouvelles choses, alors j’ai choisi ce moyen de lutte, car je pensais que la répression serait moins violente », explique Esteban, 26 ans, l’un des « écureuils », surnom donné aux grimpeurs militants. Dur retour à la réalité pour le jeune militant quand les forces de l’ordre débarquent.

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« La nuit, pour nous empêcher de dormir, il y avait du bruit constamment. C’était du harcèlement.» Sur certaines vidéos nocturnes, on entend des bruits sourds à répétition. «Les forces de l’ordre connaissaient le nom d’une des personnes, alors ils le criaient en boucle avec des insultes et même des menaces de viol», ajoute Esteban. Fin février, Michel Forst, rapporteur de l’ONU sur les défenseurs de l’environnement, s’est rendu sur la ZAD pour y observer la répression. « Les alertes sur les méthodes de maintien de l’ordre employées contre les militants pacifiques sur le chantier de l’A69 sont alarmantes », avait-il lancé avec gravité.

Les forces de l’ordre ont été mises au service du privé, qui agit pourtant en toute illégalité. 

Esteban

De sa lutte, Esteban est ressorti épuisé physiquement et mentalement. Mais, finalement, ce qu’il retient, c’est une forme de « victoire ». Gilles Garric, militant de La Voie est libre, collectif opposé à l’A69, estime que « l’action des écureuils a permis de gagner du temps pour remporter la bataille juridique». Lors d’une enquête parlementaire, le patron de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement Occitanie a confirmé que des arbres avaient été coupés sans autorisation préalable.

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De son côté, Esteban reste amer : «Déployer autant de moyens répressifs pour permettre à une société privée de faire des travaux est contestable. Les forces de l’ordre ont été mises au service du privé, qui agit pourtant en toute illégalité. »

Se former, s’améliorer, lutter

Face à la répression, un consensus semble s’établir chez les militants : une meilleure préparation est nécessaire. « Il faut que les personnes soient mieux formées, avec des cellules anti-répression et de soins plus présentes », affirme Léna Lazare. Un constat partagé par Romain. « Il faut faire des formations juridiques, rester solidaires et unis. Il faut savoir à quoi s’attendre. À Sainte-Soline, les gens ne pensaient pas que ça allait se passer comme ça. Tu arrives sur une mobilisation où tu ne connais rien. On te dit d’aller dans tel ou tel cortège et, en fait, tu te retrouves à faire l’appât alors que tu n’es pas venu pour ça. »

Il faut que les personnes soient mieux formées, avec des cellules anti-répression et de soins plus présentes.

L. Lazare

Si, selon lui, les Soulèvements de la Terre apportent énormément au mouvement écolo, ils ne sont pas parfaits. « Comment changer tout ça ? En ouvrant des espaces de propositions et de discussions pour que les militants puissent s’emparer des questions tactiques, stratégiques et politiques. » Selon Léna Lazare, il y a la nécessité d’une « vigilance sur le terrain entre militants » avec une meilleure coordination de tous les acteurs. « La clé, c’est l’unité, et que les stratégies s’imbriquent bien. » La plupart des témoignages recueillis sont catégoriques : prévenir au maximum les affrontements. « Il faut éviter le face-à-face brutal parce qu’on sait qu’on perdra à chaque fois, explique Romain. Des tactiques militantes existent pour ça. »

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Une problématique dont les Soulèvements de la Terre ont pris conscience, avance Léna Lazare. «On aimerait faire comme en Allemagne», avec des groupes constitués en amont qui communiquent facilement. Cette stratégie est celle du « finger » (doigt en anglais). Les militants constituent des petites équipes en binôme et s’inscrivent dans un groupe plus large, le « finger ». L’action est ensuite divisée en plusieurs doigts qui ensemble forment une main pour envahir la zone, comme en 2022 lors de la mobilisation contre la mine de lignite à Garzweiler, dans l’ouest de l’Allemagne.

C’est le jeu, quand on est révolutionnaire, de devoir faire face à la répression.

Romain

Sur le plan juridique, la criminalisation des mouvements écolos tend à intimider toujours plus les militants et à les dissuader de s’engager dans ces formes nouvelles de mobilisation, jugées « trop radicales ». Alors qu’autrefois, les procès étaient exploités pour médiatiser la cause, aujourd’hui, l’objectif est de les éviter autant que possible. Léna Lazare est elle-même visée par la justice avec Basile Dutertre, porte-parole des Soulèvements de la Terre. Ensemble, ils sont convoqués au tribunal en novembre prochain pour ne pas s’être présentés devant la commission d’enquête parlementaire faisant suite aux violences à Sainte-Soline.

Traces numériques

La riposte s’organise aussi en faisant de plus en plus attention aux traces numériques laissées par les militants. Ainsi, beaucoup utilisent une messagerie sécurisée et un deuxième téléphone pour communiquer. « J’ai l’impression que plus les militants apprennent à se protéger, plus ça va être difficile pour le système policier et judiciaire de les condamner », espère la jeune militante. Mais, face à la répression grandissante, le recours à ces nouveaux modes d’action, parfois violents, est-il pertinent ?

« Évidemment », répond Romain. Manifestations, sabotages et même affrontements, s’ils sont inévitables. « C’est toujours possible et on a la capacité de le faire, même si on n’a pas les capacités de l’État. C’est le jeu, quand on est révolutionnaire, de devoir faire face à la répression. »

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Les Soulèvements de la Terre souhaitent continuer leur lutte contre les mégabassines. «On aura mis un an pour organiser quelque chose», raconte Léna Lazare. Alors que les Jeux olympiques et paralympiques approchent à grands pas, la date de la prochaine mobilisation est toute trouvée : les 20 et 21 juillet. « On s’est dit que ça serait compliqué pour le gouvernement de réprimer une manifestation pendant les Jeux, entre la médiatisation et la forte mobilisation des forces de l’ordre. » Face à la détermination du gouvernement, cela reste à confirmer.

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