Sous l’algorithme de TikTok, le patriarcat

Nesrine Slaoui pointe la manière dont ce réseau social est devenu le support d’un patriarcat déguisé avec le succès des vidéos autour de pseudo « énergies masculines et féminines. »

Nesrine Slaoui  • 18 septembre 2024
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Sous l’algorithme de TikTok, le patriarcat
© Igor Omilaev / Unsplash

L’algorithme de Tik Tok est effrayamment précis dans sa personnalisation des contenus proposés et pourtant la féministe que je suis n’y échappe pas ; quand je scrolle, je suis inondée de ces vidéos qui m’enjoignent à renouer avec mon énergie féminine. Aussi bien des jeunes hommes que des jeunes femmes, improvisés coach en séduction, en développement personnel ou en entreprenariat – montrant par cette alliance des genres à quel point le capitalisme et le patriarcat sont un même système de croyances – m’expliquent que je suis trop indépendante, trop affirmée, trop imposante et que je devrais renouer avec une certaine forme de douceur, de passivité et de séduction lascive qui proviendrait tout naturellement de mon « féminin sacré ».

Le Haut Conseil à l’égalité pointe du doigt les plateformes numériques comme de ‘véritables caisses de résonance des stéréotypes de genre’.

C’est en renouant avec ce dernier que je parviendrais à trouver ma vraie place dans la société – visiblement dans ma cuisine – sans effrayer un homme dont l’énergie masculine en ferait, tout naturellement aussi, le décisionnaire doté, lui, de raison face à mes émotions de femme. Ces contenus pullulent à une vitesse dangereuse et montrent à quel point le conservatisme, et les idéologies d’extrême droite, parviennent à s’imposer sur Internet derrière une forme de divertissement presque anodine.

Cette théorie insupportable des énergies féminines et masculines est une rhétorique appréciée des masculinistes qui l’intègrent dans un vaste champ lexical présentant la domination masculine comme naturelle et nécessaire en opérant une distinction raciste entre les hommes blancs d’un côté et les hommes noirs et arabes, décrits comme une menace, de l’autre. Le terme de « body count », par exemple, lui aussi repris partout et qui sous-entend qu’une femme n’est pas respectable si elle a connu plusieurs partenaires sexuels. Un homme, en revanche, oui.

Sur le même sujet : Les errements sexistes de l’intelligence artificielle

Mais les masculinistes ne sont pas les seuls à porter ce discours. Comme l’a montré le rapport du Haut Conseil à l’égalité, publié en janvier 2024, le sexisme s’aggrave chez les moins de 35 ans ; tranche d’âge ou un homme sur cinq considère normal de gagner mieux sa vie qu’une femme à poste égal. L’étude pointe du doigt les plateformes numériques comme de « véritables caisses de résonance des stéréotypes de genre » et essentialiser nos personnalités en affirmant qu’il existe des comportements et des émotions féminines ou masculines y participent. Ces contenus ne mobilisent évidemment jamais la sociologie pour expliquer comment tout cela n’est qu’éducation différenciée.

Cette théorie des énergies (…) montre un autre danger du féminisme blanc et bourgeois.

Le problème encore plus sidérant est que l’on peut trouver beaucoup de femmes s’appropriant ces discours en affirmant qu’il n’est pas stigmatisant parce que nous aurions tous et toutes ces deux énergies qui cohabitent en nous. Peut-être du coup qu’elles n’ont pas de genre et que ce n’est pas une question d’énergies mais de société… C’est comme si la violence incontestable du patriarcat poussait à croire, par volonté de réparation et esprit de vengeance, en une essence féminine supérieure, dite ‘la Déesse’ dans les séances des coachs féminines holistiques aux tarifs exorbitants, qu’il faudrait retrouver.

Selon la sociologue Constance Rimlinger, ce renouveau ésotérique s’inscrit dans le New Age et toutes ces formes de spiritualités occidentales qui sont un bricolage de pratiques religieuses ancestrales, comme le bouddhisme, le taoïsme avec son yin et son yang ou la philosophie indienne et ses chakras.

Sur le même sujet : « Une culture de l’écoféminisme doit se développer »

Outre-Atlantique, les militants progressistes, comme Matt Bernstein, ont une expression pour dénoncer les dérives de ces pratiques et discours : « The crunchy to far right pipeline » que l’on pourrait traduire grossièrement comme : le lien idéologique, le canal direct, entre les « mangeuses de granola » – sous-entendu entre les adeptes du bien-être, de la nourriture healthy (1) du retour à une médecine dite naturelle et au yoga – avec les idéologies d’extrême droite. Des pratiques qui apparaissent pourtant de gauche, voire hippies. Mais sur le sexisme, avec cette théorie des énergies, le glissement est évident et montre un autre danger du féminisme blanc et bourgeois.

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Healthy signifie « bonne santé ».

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