Extrême droite : comment le patronat se prépare à collaborer
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la plupart des industriels français se sont accommodés de l’Occupation pour « faire tourner les usines ». Aujourd’hui, s’ils sont satisfaits de ce que leur offre la Macronie, ils n’excluent plus de se rapprocher du RN au nom du business.

© ALEX WONG / Getty Images / AFP
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Face à la résistible ascension de l’extrême droite, une force vivante Pour contrer le RN, la gauche redouble de modes d’action« Ils étaient vingt-quatre, près des arbres morts de la rive, vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre paires d’épaules rembourrées de laine, vingt-quatre costumes trois-pièces, et le même nombre de pantalons à pinces avec un large ourlet. Les ombres pénétrèrent le grand vestibule du palais du président de l’Assemblée. » La scène, qui ouvre L’Ordre du jour d’Éric Vuillard, prix Goncourt 2017, est tout aussi captivante qu’effrayante.
Ces vingt-quatre ombres sont des grands patrons et industriels allemands, reçus par Hermann Göring et Adolf Hitler le 20 février 1933. Au cours de cette réunion, ils accepteront de financer la campagne du parti nazi pour les élections législatives.
Ce moment, raconté brillamment par l’écrivain dans ce récit – qui n’est malheureusement pas un roman –, allégorise parfaitement la compromission du patronat allemand avec le parti nazi lors de son arrivée au pouvoir. Pourtant, pendant longtemps, toute une historiographie a voulu tenter de minimiser les arrangements entre le monde des affaires allemand et le parti d’Adolf Hitler. Des tentatives bien aidées par la méticuleuse destruction de leurs archives par les nazis avant leur défaite.
Aujourd’hui, la complaisance – pour ne pas dire plus – d’une très large partie du patronat allemand avec le nazisme ne fait plus l’ombre d’un doute. On le sait grâce à la pugnacité et à la rigueur d’historiens comme Johann Chapoutot, qui a récemment publié Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? (Gallimard). Mais aussi parce que les arrivées plus ou moins récentes de gouvernements d’extrême droite partout dans le monde ont bien démontré une régularité : très majoritairement, le monde des affaires, celui des entrepreneurs, s’accommode à merveille de ces régimes.
Croisade
Comment, dans ce contexte, ne pas citer l’exemple caricatural des États-Unis ? Un multimilliardaire, en la personne d’Elon Musk, a allégrement fait usage de son argent et de son pouvoir pour aider Donald Trump à accéder à la Maison Blanche. Le reste des grands patrons a suivi le mouvement aussitôt le Républicain installé dans le Bureau ovale.
« Musk a mené une croisade idéologique. Les autres, notamment les Gafam, s’en sont accommodés parce qu’ils ont senti que le rapport de force allait dans ce sens. On l’a bien vu avec les récentes prises de position de Mark Zuckerberg [patron de Meta, qui regroupe notamment Facebook, Instagram et Whatsapp, N.D.L.R.] : pour préserver ses intérêts, il va flatter Trump et Musk », observe Ivan du Roy, rédacteur en chef du média indépendant Basta !, qui a codirigé l’ouvrage Multinationales, une histoire du monde contemporain (La Découverte, 2025).
Ivan du Roy est aussi l’auteur d’un article sur l’attitude du patronat français pendant la collaboration avec l’occupant nazi. Sa conclusion est sans appel : « La plus large partie du patronat va s’adapter à cette situation pour continuer à ‘faire tourner les usines’, comme ils disent. Une autre partie, quand même conséquente, va collaborer de manière plus zélée, par raison idéologique. »
Tournant idéologique
Et aujourd’hui ? Dans l’Hexagone, l’extrême droite n’est pas (encore) au pouvoir, et le patronat dispose de l’oreille plus qu’attentive d’Emmanuel Macron et ses gouvernements successifs depuis 2017. Les crédits d’impôt et autres aides publiques sont distribués sans guère de contreparties, et les allègements fiscaux sur le patrimoine et le capital s’enchaînent depuis près de dix ans. La démocratie sociale, et notamment le rôle des syndicats, est, elle, mise à mal par une reprise en main de l’exécutif de plusieurs sujets historiquement gérés paritairement entre organisations syndicales et patronales (assurance-chômage, retraite, etc.).
Ça leur pose moins de problèmes de se dire qu’ils verront avec le RN que de négocier un accord avec nous.
D. Gravouil
Ainsi, à part quelques fortunes individuelles – Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin – qui mènent une croisade idéologique nationaliste et discriminatoire, les grands patrons – Bernard Arnault en tête – se satisfont très largement de ce que leur offre la Macronie. Malgré tout, au vu du contexte politique national particulièrement instable, ils sont de plus en plus nombreux à ne plus hésiter à faire sauter les barrages, pour se préparer à l’arrivée du RN au pouvoir. Récemment, plusieurs événements soulèvent tout particulièrement des questions sur la position politique du grand patronat français.
L’attitude des représentants du Medef pendant les réunions de négociations sur les retraites dans le cadre du « conclave » mis en place par François Bayrou a suscité des interrogations chez bon nombre d’observateurs du paritarisme. « Je ne les ai jamais vus comme ça. Ils ne font aucun pas vers nous, ne proposent rien, c’est sidérant », confie, sous couvert d’anonymat, un leader syndical. « Sortir de ce conclave sans accord, c’est potentiellement une bombe politique et sociale. À quoi jouent-ils ? Sont-ils vraiment prêts à prendre le risque que le RN arrive au pouvoir ? », s’interroge-t-il.
Signaux faibles
« Ils jouent un jeu dangereux, embraie Denis Gravouil, qui gérait les négociations pour la CGT. Visiblement, ça leur pose moins de problèmes de se dire qu’ils verront avec le RN que de négocier un accord avec nous et donc avec des contreparties sociales. »
Tout aussi récemment, à l’inverse du mutisme patronal lorsqu’il s’agit de négocier sur les retraites, les grands patrons sont montés au front pour se dresser contre les différentes propositions parlementaires pour mieux taxer les grandes fortunes. « Je reviens des USA et j’ai pu voir le vent d’optimisme qui régnait dans ce pays. Et quand on revient en France, c’est un peu la douche froide », a, par exemple, déclaré Bernard Arnault alors qu’un projet de (légère) surtaxe temporaire sur les bénéfices était examiné par les parlementaires. Une déclaration qui intervenait quelques jours seulement après que le patron de LVMH a assisté, aux premières loges, à l’investiture de Donald Trump, à Washington.
Autant de signaux faibles – mais plus si faibles que cela – qui illustrent une forme de tournant idéologique et politique du patronat. Dans ce processus, l’extrême droite devient finalement bien plus prometteuse pour les affaires qu’une éventuelle arrivée de la gauche au pouvoir. Et peu importe si cela implique des mesures attentatoires aux libertés fondamentales ou discriminatoires. « Le capitalisme n’a pas de posture morale. La question de la préservation du profit est essentielle. Donc le patronat s’adapte aux rapports de force politique existants pour préserver au mieux ses intérêts – en l’occurrence, ses bénéfices », poursuit Ivan du Roy.
Les législatives anticipées, au début de l’été 2024, ont été un accélérateur du rapprochement entre le Rassemblement national et le patronat. Alors que la perspective de voir Jordan Bardella ou Marine Le Pen à Matignon ou à l’Élysée restait assez lointaine, la dissolution a précipité la possibilité que ce scénario advienne. « Nous avons à veiller sur l’intérêt social de nos entreprises. Nous ne pouvons pas les ignorer », explique à l’époque un dirigeant d’un grand groupe sous couvert d’anonymat auprès de nos confrères de Mediapart.
Déjeuners décomplexés
Longtemps honni du patronat, notamment du fait de mesures pseudo-sociales mises en avant par le parti à la flamme, le RN profite de cet épisode pour essayer de rassurer au maximum les grands patrons. Lors de son audition – comme les autres candidats – par le Medef, Jordan Bardella se lance dans un brossage de poil en règle des chefs d’entreprise. Baisse des impôts de production, défiscalisation des heures supplémentaires, simplification pour « lever les contraintes qui pèsent sur la croissance », les mesures libérales s’enchaînent pour tenter de les séduire.
Sans pour autant que cela fonctionne parfaitement. Dans une interview au Figaro, Patrick Martin, le président du Medef, assure que « le programme du RN est dangereux pour l’économie française, la croissance et l’emploi ». Avant de poursuivre que « celui du NFP l’est tout autant, voire plus ». Une manière de dire, à demi-mot, qu’entre une gauche sociale-démocrate et progressiste et un parti ouvertement nationaliste et d’extrême droite, le choix est fait.
Mais depuis ces élections, et bien que le RN ait échoué à accéder au pouvoir, les contacts ne sont pas rompus avec la première organisation patronale du pays. Début mars, L’Opinion révélait ainsi que le nouveau directeur de cabinet de Patrick Martin avait, fin janvier, déjeuné avec Renaud Labaye, le bras droit de Marine Le Pen. Un déjeuner qui fait écho à celui, narré par Le Nouvel Obs, de la numéro 1 du RN avec Henri Proglio, ancien PDG de Veolia puis d’EDF, dans un des restaurants les plus prisés du CAC40 fin 2023.
La résistance ne viendra pas des milieux économiques.
I. du Roy
Une rencontre qui n’a pas fait scandale aux yeux de tout ce petit monde, alors qu’Henri Proglio est membre du « comité des sages » du groupe Dassault, dont Marcel Dassault, son fondateur, a été déporté à Buchenwald parce que juif. « La famille Dassault n’a pas bougé, et tout le monde a compris le message : on peut voir Marine Le Pen sans s’attirer les foudres de la bonne société », explique, toujours au Nouvel Obs, un conseiller de plusieurs grands chefs d’entreprise.
Comme un symbole que, petit à petit, les digues sautent une à une. Pour bon nombre de personnes du monde des affaires, l’extrême droite n’est, finalement, pas un ennemi. Et pourrait même devenir un ami s’il le fallait. Ivan du Roy de conclure : « Il ne faut pas se leurrer. La résistance ne viendra pas des milieux économiques. »
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