La gauche face au travail : l’éternelle fracture
Droit à la paresse, « gauche des allocs », valeur travail… Les gauches redoublent d’efforts et d’anathèmes pour se différencier sur la question du travail. Des dissensions stratégiques plus que de réelles failles programmatiques ?

© Ian LANGSDON / AFP
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Gauche, syndicats : la pureté de chacun causera la perte de tous Sans syndicat, pas de salut : la gauche absente là où le salariat est abandonné « Quand c’est nécessaire, le mouvement social sait se montrer unitaire »Lutte sans fin. À gauche, chaque ouvrage, chaque petite phrase suscite la polémique. Dans son livre publié le 24 avril, Le Parti pris du travail (Cherche midi), Fabien Roussel s’en prend au RSA : le secrétaire national du Parti communiste français (PCF) assimile cette aide à « une politique de reniement, à une France qui refuse de garantir à chacun un emploi avec un bon salaire ». Pour lui, ce dispositif maintiendrait ceux qui en bénéficient en situation d’exclusion.
L’argumentaire détonne. « Un simplisme et une démagogie que la droite wauquiériste n’aurait pas reniés », lâche un député de gauche membre de la commission des Affaires sociales. « On doit avoir une garantie au travail mais c’est une fausse bonne idée, considère Hendrik Davi, député du groupe Écologiste et social. Si on supprime le RSA, on va contraindre des personnes très éloignées de l’emploi à accepter n’importe quel travail, ce qui va plutôt favoriser les patrons qui recruteront des salariés très qualifiés avec des salaires très bas. »
« Il ne s’agit pas de priver brutalement les personnes aujourd’hui assujetties à ce dispositif du RSA. Mais de leur permettre, grâce à une toute nouvelle approche de la place d’un travail redevenu émancipateur et replacé au coeur des politiques publiques, de retrouver de la sécurité et de la stabilité dans leurs parcours professionnels, ainsi qu’un niveau de vie qui leur permette de s’extraire des difficultés dans lesquelles le RSA les enferme durablement », répond Christian Picquet, chargé des idées au sein de l’exécutif du PCF. À la place de cette prestation sociale, le chef de file des communistes souhaite fonder une Sécurité sociale de l’emploi et de la formation.
Travail ou allocs ?
Depuis quelques années, Fabien Roussel est obnubilé par une seule idée : placer la « valeur travail » au cœur du logiciel de gauche Ce serait, selon lui, la seule manière de reconquérir les classes populaires. Son obsession réanime un débat qui irrite la gauche depuis longtemps : la gauche doit-elle défendre le travail ou les « allocs » ? Roussel avait lancé ce même débat lors de la Fête de l’humanité de 2022, provoquant alors l’ire des socialistes, des écologistes et des insoumis.
« Opposer la gauche du travail et la “gauche des allocs” revient à ignorer que les allocations sociales sont pensées comme des extensions de salaires, que le travail finance en réalité les aides sociales, et que ces allocations permettent à ceux qui en bénéficient de chercher et trouver un emploi », critique Hadrien Clouet, député La France insoumise (LFI).
« Fabien Roussel reprend un thème de droite et essaie de lui donner une image de gauche. Mais en acceptant le diagnostic de la droite, il entérine l’idée qu’il existe des “assistés”, il accepte cette représentation du monde social. Et au sein de la classe politique de gauche, beaucoup n’osent pas dire qu’il n’y a pas “d’assistés” car cela pourrait alimenter le procès en oisiveté mené par la droite et contredire cette idée, présente au sein des catégories populaires, fondée sur l’aspiration à se réaliser par le travail », développe Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques à l’université de Lille.
Faut-il un revenu de base ?
« Notre idée affronte les logiques du capital. Personne ne défend ce type de mesures à gauche », estime Guillaume Roubaud-Quashie, responsable de la formation au sein de l’exécutif du PCF. « Quand les socialistes étaient au pouvoir, ils n’ont jamais pris une seule initiative allant dans le sens d’une extension de la Sécurité sociale au marché du travail. Le discours dominant de gauche aujourd’hui, c’est “ne rien changer” ou, dans une certaine partie de la gauche non marxiste, des idées alternatives comme le revenu de base. »
Le débat fait donc surgir une nouvelle question qui a divisé la gauche il y a quelques années : la rémunération doit-elle dépendre uniquement du travail ? En défendant un revenu universel, Benoît Hamon, candidat du Parti socialiste (PS) lors de la présidentielle de 2017, avait clivé, y compris dans son propre camp. Aujourd’hui, la question n’est plus vraiment d’actualité et aucun député ne porte une proposition de ce type dans le débat public.
De l’autre côté du spectre politique, Sandrine Rousseau honnit cette « valeur travail ». La députée écologiste de Paris, fervente défenseuse d’un droit à la paresse, espère amener le logiciel de la gauche hors du champ productiviste. « Parmi les erreurs que commet la gauche figure le fait que nous acceptons les valeurs et les mots imposés dans le débat public. On dénie le droit à la paresse comme un péché capital, une valeur morale interdite. Pourquoi serait-il interdit de penser en dehors du travail ? Pourquoi faudrait-il ignorer que le travail est aussi un lieu de souffrance ? », se demandait la députée en décembre.
Chacun son sillon
« À gauche, deux traditions cohabitent historiquement. D’un côté, la valorisation du travail. De l’autre, l’accomplissement de l’individu hors de la sphère productive, une émancipation hors du travail. D’ailleurs, la gauche s’est toujours définie par la réduction du temps de travail : les 40 heures durant le Front populaire, les 39 heures en 1981, les 35 heures en 1997…, expose le politologue Rémi Lefebvre. Mais aujourd’hui, la question ne se pose plus comme cela : la gauche ne met plus en avant la question du temps de travail et elle entérine le récit culturel de la droite qui place le travail dans une logique d’effort et de mérite. »
Sur un autre créneau, l’ex-insoumis François Ruffin tente de tracer son sillon en concentrant l’essentiel de ses prises de parole sur la question du « mal-travail » et en visibilisant ces métiers si souvent déconsidérés dans le débat public, à l’image des caristes ou des auxiliaires de vie. Le discours est globalement adoubé par le Parti socialiste (PS) qui tente de tourner définitivement la page de la loi El Khomri, ouvrant la voie en 2016 à une modification du code du travail. Les écolos lient logiquement la question productive à la catastrophe climatique.
Les insoumis préfèrent poser de grands objectifs comme une meilleure rémunération du travail, une plus juste reconnaissance et un meilleur rééquilibrage du temps de vie. Ces principes, posés par Hadrien Clouet, coresponsable du programme du mouvement et rédacteur du livret thématique consacré à la question du travail, pourraient bien être défendus par tout le reste de la gauche.
Car en comparant les programmes de la présidentielle de 2022, il est aisé d’admettre qu’Anne Hidalgo, Fabien Roussel, Yannick Jadot ou Jean-Luc Mélenchon défendent, de manière générale, une augmentation du Smic (seul Yannick Jadot défendait un revenu minimum garanti avant la mise en place d’un revenu universel d’existence), une réduction du temps de travail, un système de limitation des écarts salariaux dans les entreprises ou des dispositifs de garantie d’emploi.
Convergences
Aujourd’hui, tout le monde défend, à des degrés différents, une revalorisation des salaires, une meilleure reconnaissance du travail et la sauvegarde des emplois menacés par les plans de licenciement à la chaîne qui touchent le pays. Alors pourquoi tant de haine ? « Les divergences politiques à gauche sont largement surjouées. Sur le fond, quand les partis de gauche parlent du travail, ils parlent du niveau des salaires et de la protection sociale. Et pas de la prise de contrôle des outils de production, de la qualité du travail ou de son pouvoir sur son propre travail qui sont des thèmes plus radicaux », balaie Stefano Palombarini, économiste, maître de conférences à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et membre du conseil scientifique de l’institut La Boétie.
« Le débat sur le niveau des salaires des travailleurs par rapport aux droits sociaux peut toujours exister. Mais je ne crois pas que ce soit le clivage fondamental dans notre société. À gauche, le vrai clivage dominant se situe entre les gens qui travaillent et ceux qui tirent leurs revenus de la possession des moyens de production », tempère Gilles Candar, historien des gauches, président de la Société d’études jaurésiennes et membre du conseil d’administration de la Fondation Jean-Jaurès.
Mais les prises de bec ne sont jamais très loin. Les socialistes considèrent que la stratégie électorale des insoumis revient à tourner le dos aux employés et aux ouvriers. « Au fond, la note Terra Nova de 2011 (le think tank préconisait au PS de se détourner de l’électorat ouvrier, NDLR), c’est aujourd’hui la sociologie électorale de Jean-Luc Mélenchon », lâche un cadre socialiste. En réponse, les insoumis rappellent, à chaque occasion, le souvenir du quinquennat de François Hollande.
« Il existe évidemment des divergences programmatiques et de méthodes entre nos partis. C’est une richesse qui ne nous empêche pas d’être fondamentalement d’accord sur l’essentiel. Nous réprouvons toutes et tous la “start-up nation” d’Emmanuel Macron qui est aujourd’hui la source de désastres industriels que nous aurions pourtant pu éviter. Nous voulons toutes et tous abroger la réforme des retraites, des salaires qui rémunèrent, un travail qui émancipe et qui respecte la planète, un renforcement de la formation professionnelle tout au long de la vie…», énumère Rémi Cardon, sénateur socialiste de la Somme, qui regrette que la gauche n’ait pas produit de contre-récit face au « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy. Alors, au boulot ?
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