Pour en finir avec le libre-échange… et le protectionnisme

Thierry Brun  • 8 février 2007
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Le débat fait rage autour de la question du protectionnisme. Lancé par l’économiste Christophe Ramaux dans une chronique publiée dans le numéro 937 (« Oui au protectionnisme »), Thomas Coutrot, autre économiste, lui a répondu dans le numéro 938 daté du 8 février (« Protectionnisme et libre-échange »). Nous poursuivons donc ce débat sur le blog de Politis avec le texte qui suit, écrit par Christophe Ramaux.

Merci d’abord à Thomas pour la tonalité d’ensemble de son papier qui évite les amalgames et les arguments à l’emporte-pièce (j’espère être dans le même ton dans ce qui suit)

Rompre avec le libre-échange (cf. la chronique de Christophe Ramaux ici-même la semaine dernière) ? C’est sans aucun doute indispensable si l’on veut limiter la concurrence effrénée que le néolibéralisme a instauré entre les peuples du monde, et qui tire partout vers le bas la condition salariale.
Nous sommes donc, semble-t-il, OK sur ce point et je m’en réjouis. Pendant longtemps, certains ont eu tendance à sous-estimer les problèmes. Or, il y a bien mise en concurrence de la main-d’œuvre qui tend à être générale. La mondialisation d’aujourd’hui n’est pas la même que celle de la fin du XIX (des IDE pour construire des infrastructures facilitant l’importation des « produits de base » pour faire bref) : la Chine et l’Inde (et les FMN implantées dans ces pays) sont de plus en plus en mesure de produire des produits (biens et services) complexes. Une partie de leur production vise heureusement à satisfaire leur (énorme) marché domestique (il y a bien constitution d’une classe bourgeoise et « moyenne » de ce point de vue)… mais une autre vise à concurrencer la production localisée dans les pays « développés » et c’est là qu’il y a un « danger » qui a longtemps été sous-estimé (pour les « bonnes raisons » – véritablement bonnes mais… insuffisantes – que ce cite dans mon papier) D’autant plus nécessaire qu’on doit viser une réduction drastique des transports, surtout routiers et aériens, qui contribuent pour plus du tiers à l’émission des gaz à effets de serre.

Toute la question est de savoir comment rompre avec le libre-échange. Le « néo-protectionnisme » européen que Christophe Ramaux appelle de ses vœux signifie le rétablissement de droits de douane aux frontières de l’Union,
Attention : ces droits qui ont été considérablement baissé existent encore en partie aujourd’hui : les libéraux exigent leur suppression complète. Prenons garde en fustigeant ce qu’on pense être « du passé » à ne pas précipiter le mouvement (cf AGCS, etc.)… de façon à rendre moins compétitives les importations en provenance des pays tiers. L’idée paraît de bon sens : en protégeant les entreprises européennes de la concurrence extérieure, on leur permettra de préserver les emplois.

Ce bon sens est malheureusement illusoire. Etant donné les rapports de force sociaux qui prévalent aujourd’hui (cet argument n’est pas recevable : les mesures que propose Thomas exige aussi un « rapport de force favorable ») , rien ne garantit que les entreprises ainsi protégées de la concurrence choisiront de développer l’emploi. Il y a fort à parier que beaucoup d’entre elles augmenteront leurs prix pour accroître leurs profits : c’est ce qu’ont montré la plupart des épisodes protectionnistes du passé
Plusieurs remarques ici :
1/ le développement des pays s’est quasiment toujours fait via des mesures de protection préalable (Angleterre hier, les pays du SE asiatique plus récemment, etc.) : attention donc à ne pas basculer dans un anti-protectionnisme tous azimuts…
2/ l’utilisation de « rentes protectionnistes » est évidemment une vraie question. Mais cela renvoie à celle, plus générale, des « rentes » (commerciales, pétrolières…) à laquelle on ne peut répondre que par le droit (la construction d’un Etat de droit) et par la concurrence (qui a décidément du bon !)
3/ l’argument sur « la hausse des profits » ne tient guère : si les entreprises augmentent leurs prix pour augmenter leurs profits, elles perdent (il suffit que le tarif douanier ne soit pas trop élevée) le bénéfice de la protection et donc le marché… (et donc les profits)
. L’inflation, encore renforcée par le renchérissement des importations, rognera le pouvoir d’achat des salaires. C’est l’argument traditionnellement avancé par les libéraux en faveur du libre-échange et il a en effet du vrai… même s’il n’épuise pas le sujet
Les capitalistes des secteurs protégés y gagneront certainement ; les salariés et les chômeurs, c’est beaucoup moins sûr.

Le protectionnisme consiste à protéger les capitalistes nationaux de la concurrence étrangère (la concurrence « étrangère » est largement organisée par les capitalistes « nationaux » via leurs filiales, sous-traitants : eux, ont très bien compris, les avantages du libre-échange généralisé !) en espérant que cela profitera aussi aux salariés. Conçu indépendamment d’une transformation radicale des rapports de force sociaux (une transformation radicale peut-elle se faire avec certains « trous noirs » ?), c’est une simple illusion. Face aux délocalisations, aux licenciements et aux fermetures d’entreprises, ce n’est pas le retour à des barrières douanières qu’il faut exiger, mais la conquête de droits démocratiques nouveaux dans la sphère économique. Droit des salariés à opposer leur veto à des projets d’investissement (y compris les IDE ? Mais n’est-il pas plus « nuisible » pour les pays émergents ou en développement d’interdire les IDE – avec les transferts techno qui leur sont associés – plutôt que de « taxer » (partiellement, de façon négociée, etc 😉 leurs exportations pour favoriser leur développement autocentré ??? nuisibles à leur emploi ou à leur santé. Droit des usagers, des associations et des collectivités locales à refuser des décisions dangereuses pour l’environnement et les populations. Droit des consommateurs à connaître précisément et de façon fiable le contenu social et environnemental des produits et services qu’ils achètent. Droit de la société civile à exercer son contrôle sur les décisions économiques majeures qui affectent la vie de tous. C’est seulement par une telle transformation des rapports de force, qu’un nouveau partage des richesses deviendra possible, plus favorable à la création d’emplois et à la satisfaction des besoins sociaux et écologiques.
Désolé Thomas mais cette solution est de « papier » face au problème discuté ici : imaginons que ces droits (j’y suis favorables… même si tout cela est étrangement uniquement « micro ») soient conquis. Les FMN n’auront alors qu’à produire ailleurs et à importer pour les contourner : c’est justement le problème !

Pour inverser la tendance à la croissance exponentielle des transports, il faut promouvoir la création par l’Union européenne d’une taxe globale sur le kilomètre parcouru par les marchandises. Si on taxe à 0,01% chaque km parcouru par un bien, cela revient à une surtaxe de 1% pour 100 km, 10% pour 1000 km et 100% pour 10 000 km. (Evidemment la taxe pourrait aussi être dégressive, de façon à dissuader les transports intra-communautaires ; elle pourrait aussi être combinée avec une taxe sur les émissions de CO2).
D’accord avec cela avec une réserve sur un « parfum » (très répandu chez les Verts) auquel je ne goûte guère : « quand c’est écolo c’est OK pour les taxes mais pas quand c’est pour le social »…)

Le néo-protectionnisme est par essence unilatéral (pas nécessairement : il existe depuis belles lurettes des négociations commerciales sur les « tarifs ») : l’Union européenne (ou la France) imposerait des taxes dissuasives aux marchandises provenant de l’étranger, notamment des pays pauvres. Une telle politique appellerait nécessairement des mesures de rétorsion et une dynamique de conflits commerciaux entre nations (rappel : c’est le libre-échangisme – et plus généralement le libéralisme – qui a porté les guerres pas le protectionnisme !). Il porte un risque de division mortelle entre les mouvements sociaux par dessus les frontières. Comment expliquer dans un Forum Social Mondial à un syndicaliste indien que nous appelons notre Etat à empêcher les produits de son travail d’atteindre nos marchés ? De la même façon que nous expliquons à un salarié d’une PME que son employeur doit respecter les conventions collectives. La protection commerciale vise à taxer les importations des filiales (et des sous-traitants) des FMN pour empêcher le jeu d’une concurrence « déloyale » (afin de préserver la production, l’emploi et les acquis sociaux), un peu comme on impose (j’aime bien ce parallèle) des conventions collectives pour empêcher le jeu de la concurrence salariale entre firmes d’une même branche (dans le modèle – malheureusement écorné par le libéralisme – allemand : on ne négocie jamais les salaires dans l’entreprise : seulement au niveau de la branche).

A l’inverse, l’exigence des nouveaux droits économiques favorise une offensive concertée des mouvements sociaux contre les transnationales. La taxe sur le kilomètre, elle aussi, est porteuse d’unité : puisqu’elle s’applique également aux exportations des pays riches, les producteurs du Sud bénéficieraient donc aussi d’une certaine protection. Alors que le protectionnisme tarifaire et unilatéral est une alliance illusoire entre capitalistes et travailleurs du Nord pour se protéger de la concurrence des travailleurs du Sud, les exigences de démocratisation des décisions économiques et d’instauration de taxes globales permettent une convergence des revendications sociales au Nord et au Sud. Le mouvement altermondialiste ne peut pas se contenter de répéter les formules éculées du passé (ce vocabulaire me rappelle quelque chose, une petite musique…) : il doit innover pour remplir sa promesse d’être le grand mouvement internationaliste d’émancipation (mouais : l’oiseau bât de l’aile cependant…) de ce XXIè siècle.

Pour conclure : tout cela n’épuise absolument pas le débat.
Concrètement il y a d’ailleurs plusieurs questions « pratiques » qui se posent : 1/ la surévaluation de l’euro par rapport au $, au yuan ou au yen est telle qu’une dévaluation serait sans doute plus efficace qu’une taxe (avec néanmoins cette question : comment ajuster les parités si les EU, la Chine ou le Japon ne le veulent pas ?), 2/ quid de la concurrence intra-européenne (avec les PECO mais aussi l’Allemagne qui prend le relais de la France dans la course à la désinflation compétitive)…
Autant de raisons qui me font dire que le protectionnisme européen n’est pas la solution « magique » à toutes les questions. Reste que Thomas ne m’a pas convaincu que cette solution ne faisait pas partie de la panoplie à opposer au libéralisme.
Une remarque pour conclure : l’article de Thomas s’intitule « ni libre-échangisme… ni protectionnisme ». Ce renvoi dos à dos mérite d’être interrogé, sondé : appliqué à d’autres domaines, cela ne donne-t-il pas (par exemple) « ni assurance privée… ni protection sociale » ? On me répondra que le domaine est différent. Certes : mais est-il à ce point radicalement différent ? Le libre-échangisme commercial est l’un des axes (pas le seul évidemment) du libéralisme économique… et je ne vois pas d’autres réponses à lui opposer que celles des « protections commerciales »…

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