Décharges électriques

Dans « Zone de combat », Hugues Jallon sature
le discours thérapeutique et figure un espace anxiogène où des victimes peinent à se reconstruire.

Ingrid Merckx  • 11 octobre 2007 abonné·es

C’est comme une séance de relaxation. « Allez./Vous vous installez/Vous retrouvez la position. » La voix dit vous. Elle dit nous. « Nous sommes ensemble./Nous en avons besoin. » Il est question d’une disparition passée. D’un danger qui s’éloigne. Et puis une autre voix s’insinue. Ou peut-être est-ce la même, mais sur un autre ton. Plus fort, en majuscules, elle prononce des bouts de phrases, comme des messages à enregistrer, à intégrer, à visualiser. «~DANS LA ZONE DE COMBAT/ NOUS SURMONTONS L’ADVERSITÉ.~» La première tire vers l’apaisement, la respiration~: «~Dans une atmosphère bienfaisante, sécurisée à l’extrême… » Mais en appliquant un programme. La deuxième envoie des formules comme des décharges électriques, des ordres, des pensées automatiques : «~SE FAIRE LE PLUS DISCRET POSSIBLE. TOUJOURS~», « C’EST DOULOUREUX », « C’EST TELLEMENT DIFFICILE » . Vient alors une troisième voix, en caractères gras. Plus suppliante : « C’est affreux, s’il vous plaît, ne formez pas d’images, n’essayez pas. »

Cet interdit de l’image est l’élément à la fois le plus mystérieux et le plus fécond de Zone de combat . Une fiction qui joue dès le départ sur l’effacement des repères. Qui sont ces gens~? Que font-ils~? Où sont-ils ? Que leur est-il arrivé ? De la même manière qu’ils ne doivent pas former d’images, le texte se garde bien de répondre à ces questions. En délivrant le moins d’informations possible, il empêche précisément la moindre représentation. Aussi reste-t-on dans un magma de mots qui alignent, délicatement disposés comme dans un poème en prose mais sans substance, des déclarations d’ordre purement factuel, et diablement anxiogènes : « Le monde devient chaque jour de moins en moins sûr soyez attentifs, limitez les déplacements, respectez les consignes. »

Parents en deuil~? Rescapés ? Réfugiés ? Tout au plus comprend-on qu’ils sont plusieurs, dont un couple, à avoir subi un traumatisme. Une catastrophe. Géopolitique ou domestique. Peut-être les deux. Ils sont en phase de reconstruction. Mais comment se reconstruisent-ils ? Et se reconstruisent-ils seulement ? Le coaching paraît trop suspect pour ne pas être immédiatement inquiétant.

Dans son premier récit de fiction, la Base (éditions du Passant), Hugues Jallon démarrait un travail d’exploration sur un certain type de discours, alors le rapport d’enquête. Il poursuit ici en saturant le discours thérapeutique pour le faire déborder dans la science-fiction et, par là, dans la satire socio-politique. La zone de combat pourrait être cet espace où les survivants refont surface. Mais ce lieu, aussi, où s’affrontent différentes voix intérieures : la raison, la panique, l’instinct… Comment réagir, au niveau de l’individu ou d’une société, face à la peur (relaxation, divertissement, fuite…) ? Ou cet endroit, encore, où, sans distinction entre les territoires intimes et internationaux, les traumatisés sont enrôlés dans une machinerie qui cherche à contrôler leurs émotions et bloque, par l’interdit suprême de l’image, la possibilité de se souvenir, d’avoir une identité, et une voix propre. Une forme de lobotomie collective.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes