Krajcberg, le feu intérieur

L’artiste brésilien récupère des bois brûlés pour en faire des sculptures. Une œuvre qu’il définit comme un manifeste pour sauver la nature.

Patrick Piro  • 18 octobre 2007 abonné·es

De dos, c’est une silhouette frêle et légère, un peu tassée, grisonnante, coiffée d’une éternelle casquette. De face, une paire d’yeux incandescents. « Après un XX e siècle barbare où l’homme a massacré l’homme, il a retourné sa violence contre la nature et la vie. Si l’artiste et l’esthétique ne témoignent pas des réalités de notre époque, à quoi servent-ils ? »

À 86 ans, Frans Krajcberg fulmine plus que jamais. Sculpteur, plasticien, photographe, l’artiste brésilien exposait fin septembre à l’ambassade du Brésil (Paris), inaugurait une sculpture de bronze sur une place d’Arcueil (94) en ouverture d’une autre exposition [^2], alors que démarrait, à l’Espace Krajcberg, au Musée du Montparnasse, un cycle de conférences sur la crise de l’environnement [^3]. Ouvert en 2003, ce lieu, où sont installées des oeuvres données par l’artiste à la ville de Paris, s’est donné pour vocation de favoriser la prise de conscience écologique et d’interroger le rôle qu’y tient l’art [^4].

Inclassable créateur, Krajcberg est l’un des plus importants artistes du Brésil. Insoumis au marché de l’art et aux mondanités, il s’était révélé au grand public en 2005, année du Brésil en France, par une splendide exposition dans le parc de Bagatelle, à Paris. Au milieu des jardins et des pavillons rigoureux se dressaient d’imposants totems de bois torturés, élancés vers le ciel comme des râles muets.

C’est au milieu des années 1980 que l’artiste se concentre sur l’esthétique qui va définitivement marquer son oeuvre : des troncs d’arbres calcinés qu’il collecte dans la forêt amazonienne après les incendies, comme des corps déchiquetés sur un champ de bataille, pour les nettoyer, les polir, les embellir puis les ériger dans des scénographies symboliques. « La destruction possède des formes, j’ai cherché ses images pour crier ma révolte » , explique-il.

L’incarnation du martyre de la nature après celui de l’homme, dans l’histoire d’une vie hors norme. Krajcberg naît en Pologne en 1921. Sa famille, communiste et juive, sera exterminée pendant l’Holocauste. Héros dans l’armée de libération, il abandonne définitivement son pays, où il reste un « sale juif ». Commence une vie de nomade. Il s’exile en Allemagne, est accueilli à Paris par Fernand Léger et Marc Chagall, et saisit en 1947 l’occasion de quitter l’Europe pour le Brésil, dont il adopte rapidement la nationalité.

Lassé des hommes, Frans Krajcberg est fasciné par la nature tropicale. Il s’installe dans la forêt pour peindre et se reconstruire. Peine perdue, le voilà confronté à l’autre drame de sa vie : la destruction de la nature, et d’abord sa manifestation la plus emblématique au Brésil, les feux de forêt. L’un d’eux détruira sa maison.

En 1957, distingué à la Biennale de São Paulo, il connaît une première consécration… et la polémique. Le grand critique d’art Pierre Restany, qui le repère dans la faune artistique de Montparnasse ­ que Krajcberg rencontre régulièrement ­, est, lui, immédiatement aimanté par son « esthétique alternative ». Choc émotionnel, en 1978, lors d’un voyage initiatique commun en Amazonie : ils rédigent un Manifeste du naturalisme intégral , réponse aux questions que se pose l’art sur sa fonction, exaltant dans la nature originelle « une hygiène de la perception […], gigantesque catalyseur et accélérateur de nos facultés de sentir, de penser et d’agir » . Dérangeant…</>
« Krajcberg est un précurseur dans la réconciliation de l’artiste et de l’écologie , juge Claude Mollard, ancien délégué aux arts plastiques et président de l’Association des amis de Frans Krajcberg. Parce que l’art contemporain est essentiellement urbain, il méprise l’écologie, qui en retour considère souvent l’esthétique comme accessoire. » Mais si Krajcberg n’a cessé d’engendrer la méfiance du sérail, « c’est aussi parce qu’il interpelle avec force et constance l’art sur son sens et l’artiste sur son rôle. Alors que ce dernier se conçoit souvent comme un explorateur individualiste, Krajcberg revendique son engagement militant , analyse Pascale Lismonde, membre du conseil d’administration du Musée du Montparnasse. Son oeuvre est un manifeste permanent. »

Depuis plusieurs années, l’artiste a planté son atelier au coeur d’un des ultimes réduits forestiers de la côte atlantique brésilienne, à Nova Viçosa, dans le sud de l’État de Bahia. « L’an dernier, ça a brûlé quatre fois ! Je n’ai plus un gramme d’optimisme, mais je me battrai jusqu’au bout pour défendre la vie. »

[^2]: Galerie municipale Julio-Gonzalez, jusqu’au 27 octobre.

[^3]: Prochaine conférence : le 13 novembre, sur le réchauffement climatique, 21, av. du Maine, 75015 Paris, 01 42 22 90 16.

[^4]: Des « espaces Krajcberg » existent aussi à Curitiba et à Nova Viçosa, au Brésil.

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