La conquête de l’Ouest

Alain Bashung retrouve une énergie claire et directe dans « Bleu pétrole ». Des mélodies mémorables et une poésie tendue sur six cordes pour changer de décor, avec de nouveaux compagnons de route.

Jacques Vincent  • 5 juin 2008 abonné·es

Hier, six ans déjà, c’était l’Imprudence. Cliché aux noirs charbonneux comme aux premiers temps de la photographie, et pose hiératique en pleine nature. Comme un poète maudit. Très fin de siècle, en somme –l’avant-dernier, bien sûr. Aujourd’hui, Bleu pétrole et un autre décor. Ville fantôme, décapotables et puits de pétrole à l’horizon, comme des girafes métalliques.

Pas mal à l’Ouest, donc… Et quelques évocations cinématographiques : Géant (George Stevens) ou, plus près de nous, There will be blood (Paul Thomas Anderson). On voit l’artiste devant ce paysage, légèrement de profil, comme quelqu’un qui surveille ses arrières, mi-cow-boy à «la détente facile» («Le secret des banquises»), mi-Indien, figure qu’évoque irrésistiblement le visage parcheminé d’une autre photographie, et d’ailleurs revendiquée dans «Je tuerai la pianiste» («Je suis un Indien/Je suis un Apache/Auquel on a fait croire/Que la douleur se cache»), mais dépourvue des attributs du genre : ni arc, ni flèches, ni peintures de guerre. Totem non plus. Mais des guitares. Partout. Guitares acoustiques, électriques, slide, dobro… Des guitares pleines de jus qui tissent des tapis moelleux, croquent des ombres, tranchent dans le vif, tracent des lignes sur le ciel, érigent des façades entières, brodent des fils de feu, tremblent dans l’air du soir…

Pour Bashung, c’est comme remonter à Osez Joséphine, mais c’est le seul point commun entre les deux disques. Par ailleurs, pour la première fois depuis longtemps, son collaborateur Jean Fauque n’a pas été pris aux mots. Il a fallu que de nouveaux acolytes s’y collent. Gaëtan Roussel (Louise attaque), Joseph d’Anvers, Armand Méliès. Et Gérard Manset. Parfois, ils vont jusqu’à composer aussi les musiques. Les premiers jouent avec les sonorités des mots et trouvent des mélodies mémorables qui se faufilent directement dans nos juke-box intérieurs et s’y installent pour longtemps.

Manset, à son habitude, voit encore plus grand et invente des univers. Il signe ainsi deux immenses compositions. Immenses par leur durée et par leur force. «Comme un Lego», par son thème et son atmosphère, renvoie à son propre «Vivent les hommes» sur l’indépassable Mort d’Orion ; «Je tuerai la pianiste», avec son riff de guitare-tronçonneuse et ses mélodies de derviche funambule qui danse sur une seule corde, est d’une autre trempe mais encore plus irrésistible. Pour toutes ces chansons, Bashung est le sorcier qui donne la vie.

Le premier morceau, «Je t’ai manqué», avec ses échos à la Ennio Morricone, semble sortir tout droit du décor. Pointent les premières questions — il y en aura d’autres — et planent les ombres des doutes. On comprend vite qu’ici le duel ne peut être qu’amoureux, ce qui n’est pas forcément moins cruel, et que l’amour est le seul trésor qui vaille la peine d’être cherché. Un jeu d’enfants, semble dire plus loin «Comme un trapèze», avec ces deux phrases comme deux brins de fleur à offrir : «On dirait qu’on sait lire sur les lèvres/Et que l’on tient tous les deux sur un trapèze.» Mais il n’y a pas que les bleus à l’âme, et ce «rose qui a des reflets bleus» , dans «Résidents de la République», cible directement une gauche qui lorgne à droite dans une République, la nôtre, qui va finir par être couverte de bleus à force de prendre des coups. Et cette phrase de Manset –« Les capitales sont toutes les mêmes devenues/Aux facettes d’un même miroir/Vêtues d’acier, vêtues de noir/Comme un Lego mais sans mémoire» — donne une vision du monde actuel aussi sombre que juste.

Installé chez Manset, Bashung en profite pour s’offrir le plaisir de reprendre le titre le plus connu de ce dernier, «Il voyage en solitaire», que l’on ne peut que trouver parfaitement adapté pour quelqu’un qui, depuis plusieurs décennies, trace son chemin d’une manière, sinon solitaire, en tout cas totalement singulière. C’est la conclusion du disque. Un peu avant, il y a eu une autre reprise : celle de «Suzanne» de Léonard Cohen, en français, version Graeme Allwright. Sur un accompagnement minimal, Bashung s’en empare comme d’un objet fragile — ou d’adoration — et en donne une version en apesanteur, avec autant de délicatesse que d’humilité. Encore plus qu’une reprise, c’est un geste symbolique, explique l’intéressé, une façon de préserver quelque chose — un morceau de poésie, donc — des années~1960, tellement décriées aujourd’hui. Dans cette époque totalitaire, trop menteuse, manipulatrice et falsificatrice pour dire son nom, qui voudrait voler et détruire jusqu’à nos rêves et réécrire notre histoire, le geste nous va droit au cœur. Tout ce disque aussi.

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