Une élection chimère

Alors que le scrutin présidentiel a lieu dimanche, Moncef Marzouki* fait le point sur la dictature dans son pays.

Olivier Doubre  • 22 octobre 2009 abonné·es

Politis : Quelle est la situation des droits de l’homme et de leurs militants en Tunisie aujourd’hui ?

Moncef Marzouki I Quand Ben Ali est arrivé au pouvoir en 1987, après avoir destitué Habib Bourguiba, le mot d’ordre était prétendument le développement du processus démocratique. Il y avait alors une presse relativement indépendante et certaines libertés politiques, avec une Ligue des droits de l’homme importante et plusieurs petits partis indépendants. En fait, Ben Ali a installé un régime dictatorial : la Ligue est aujourd’hui paralysée, et les autres associations de défense des droits de l’homme (comme le Conseil national pour les libertés) sont interdites. On est ainsi passé d’une société prédémocratique ou ­proto­démocratique à une véritable dictature. Les militants des droits de l’homme sont pourchassés, harcelés par la police, et la torture est pratiquée dans les commissariats, surtout depuis les lois contre le terrorisme. Enfin, la liberté de la presse n’est plus qu’un mythe, tout comme l’indépendance de la justice.
Comment se déroulent les élections, et quel score prévoyez-vous pour Ben Ali ?

En 1994, il était quasiment interdit de se présenter et, comme je l’ai fait, j’ai été jeté en prison. Mais cela a quand même fait du bruit. Aussi, depuis 1999, Ben Ali organise sa ­propre « pluralité », c’est-à-dire que les candidats autorisés à se présenter proviennent de petits partis d’une « opposition maison » qui, tous, durant leur « campagne », déclarent soutenir le projet du Président, reconnaissant même qu’ils sont là pour faire fonctionner la machine électorale ! Le 25 octobre, Ben Ali sera donc à nouveau réélu avec environ 95 % des voix… Mais, en fait, les élections sont toujours un mauvais moment à passer pour le pouvoir car la population sait qu’elles sont une chimère : la légitimité du pouvoir est quand même entamée, même si cela se passe dans le silence, à cause de la peur de la répression qui règne partout dans le pays.

Comment se fait-il qu’on parle si peu du régime tunisien en France et en Europe ?

Ben Ali et la totalité des dictateurs arabes sont aujourd’hui des sortes de gouverneurs de pays redevenus quasiment dépendants, et ont finalement un rôle de gardiens de la banlieue sud de l’Europe. On peut se demander comment ces maîtres étrangers, notamment les gouvernements français, américain, espagnol et italien, peuvent encore, vis-à-vis de leurs opinions publiques, envoyer des télégrammes de félicitations à Ben Ali pour sa réélection. C’est pourtant ce qui ne va pas manquer d’arriver dans les prochains jours. Mais si ce régime est soutenu par la France, c’est d’abord parce qu’une bonne partie de la classe politique française a ses aises en Tunisie (on touche là à des avantages qui relèvent de la petite corruption) et, par une sorte de préjugé culturaliste – pour ne pas dire raciste –, considère souvent que les Arabes ne sont pas faits pour la démocratie. Mais surtout, ce qui intéresse l’Europe, c’est d’abord de maintenir les marchés ouverts et que ces régimes empêchent qu’elle soit envahie par les barbares et les barbus : toutes les dictatures arabes ont compris le filon et se sont mises au service de la lutte contre l’islamisme et contre l’immigration. Or, c’est une stratégie à très court terme qui consiste à refiler la patate chaude aux générations futures, car ces régimes, corrompus et brutaux, sont responsables à la fois de la misère économique, donc de l’immigration, et du désespoir de leur jeunesse, qui peut alors verser dans le terrorisme. Ainsi, pour avoir la paix sur leur frontière sud, les États européens feraient mieux de faire la promotion d’États démocratiques, avec lesquels ils pourraient construire une ­vraie union méditerranéenne, comme s’est construite l’Union européenne, notamment avec les pays du sud de l’Europe qui ont renversé leurs dictatures.

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