Carole Roussopoulos

Christine Delphy  et  Hélène Fleckinger  • 5 novembre 2009 abonné·es

Carole Roussopoulos, ou « le féminisme enchanté, celui qui pouvait rire de tout, qui osait tout » (selon les mots de Marie-Claude Martin), est décédée le 22 octobre dans son Valais natal, à l’âge de 64 ans, des suites d’un cancer. Installée à Paris en 1967, elle achète deux ans plus tard l’une des premières caméras vidéo portables vendues en France, sur les conseils de Jean Genet. Avec son mari, Paul Roussopoulos, elle fonde le premier collectif de vidéo militante, Vidéo Out. Dès lors, elle ne cesse de donner la parole aux sans-voix, opprimé-es et exclu-es : « La vidéo portable permettait de donner la parole aux gens directement concernés, qui n’étaient donc pas obligés de passer à la moulinette des journalistes et des médias, et qui pouvaient faire leur propre information. »
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Tout au long de la décennie 1970, Carole Roussopoulos accompagne les grandes luttes. Caméra au poing, elle soutient des grèves dures (six documentaires en trois ans sur les Lip, dont *Lip : Monique
), la lutte des Palestinien-nes, des Black Panthers, des homosexuel-les – elle tourne en 1971  le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) – et surtout les combats féministes : l’avortement et la contraception libre et gratuite ( Y a qu’à pas baiser, 1971), la mobilisation des prostituées de Lyon en 1975, celle contre le viol, la lutte des femmes à Chypre et dans l’Espagne franquiste. Elle diffuse ses bandes sur les marchés, avec la chanteuse Brigitte Fontaine et Julie Dassin à l’accordéon. C’est à cette époque que sont tournés Miso et Maso vont en bateau et SCUM (d’après le célèbre manifeste de Valerie Solanas, traduit en français par Emmanuelle de Lesseps) [^2], deux petits chefs-d’œuvre d’irrévérence qui sont devenus « cultes » pour les féministes de toutes les générations. En 1982, elle ouvre avec Delphine Seyrig et Ioana Wieder le premier lieu de production et d’archivage de documents audiovisuels consacrés aux femmes, le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir. Elle réalise des documentaires sur l’éducation non sexiste, les femmes immigrées, le métier d’agricultrice. À partir de 1984, dans Vidéo Out, elle explore d’autres sujets alors ignorés : pauvreté extrême, sans-abri, toxicomanie, prisons, la mort à l’hôpital ; et commence sa série sur « le tabou des tabous », l’inceste, dont le premier volet sera la Conspiration des oreilles bouchées.

En 1995, Carole Roussopoulos retourne vivre dans le Valais et continue de tourner des films sur les violences – Viol conjugal, viol à domicile –, sur le combat des lesbiennes, l’excision, le sort des personnes âgées, les soins palliatifs, le handicap. En 1999, avec Debout ! Une histoire du Mouvement de libération des femmes (1970-1980), elle réalise un long-métrage qui, alternant images d’archives et entretiens avec les femmes qui ont créé le mouvement en France et en Suisse, enthousiasme les jeunes féministes. « Les vidéos montrent les yeux qui brillent encore aujourd’hui, trente ans après. Le rôle des images dans la transmission est donc décisif, elles permettent de casser les clichés », disait-elle de son film. Le même souci de sauvegarder la mémoire des luttes féministes passées et présentes la pousse à s’engager dans les Archives du féminisme. Au moment de sa mort, elle mettait la touche finale à un dernier film bouleversant, qui s’appelle simplement : Delphine Seyrig, un portrait.

Le travail de Carole Roussopoulos a fait l’objet de programmations dans le monde entier : La Rochelle, Genève, Nyon (Suisse), Trieste (Italie), Tate Modern (Londres), la Turquie et le Québec. En 2007, la Cinémathèque française a rendu un hommage à cette « géante du documentaire politique à l’instar de Joris Ivens, René Vautier, Chris Marker ou Robert Kramer », selon la formule de Nicole Brenez. Et, deux semaines avant sa mort, elle a trouvé d’ultimes ressources pour recevoir en plaisantant le Prix culturel du Valais pour l’ensemble de son œuvre.

Ainsi, cette femme qui semblait née pour rire a consacré sa vie à illustrer et à défendre le sort des humilié-es et des offensé-es. « Chaque matin, disait-elle en 2008, je me réveille de bonne humeur, et pourtant, à l’heure du café, il se produit toujours un article ou une conversation qui alimente ma colère. » Comment cette bonne vivante a-t-elle concilié joie de vivre et dénonciation acharnée ? Ce qu’elle essaie, tout au long de ses cent vingt documentaires, de faire comprendre, c’est que «  c’est un grand bonheur et une grande rigolade de se battre ! Nous avons toutes à gagner de lever la tête, tout le monde, tous les opprimés de la terre ».

[^2]: Dernière édition : Les mille et une nuits, Paris 1998.

Idées
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