Festival de Cannes : une palme philosophique

Christophe Kantcheff  • 26 mai 2011
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Festival de Cannes : une palme philosophique
© Photo : Hache / AFP

Citant le livre de Job en exergue, The Tree of Life , le film de Terrence Malick qui lui vaut la Palme d’or, oppose « la Nature », qui doit se battre, éliminer, vaincre pour s’imposer, à « la Grâce », qui est là parmi nous, s’offre comme une évidence. De ce point de vue, il semble que l’établissement du palmarès de Cannes 2011 ait davantage relevé de la Nature que de la Grâce. On y sent la marque des négociations et des échanges de bons procédés (« ok pour voter pour ce film-là, si on récompense aussi celui-ci »). Rien de plus fréquent dans un jury quand la « démocratie » fonctionne.

Mais le résultat ne reflète pas le plaisir de spectateur que, cette année, la compétition officielle a suscité. Comme toujours, l’effet saupoudrage amollit le palmarès. Il semble en outre que le jury, présidé par Robert De Niro, se soit entendu, pour la plupart des grands prix, sur des œuvres aux intentions voyantes et/ou aux gestes stylistiques amples, lyriques, romantiques au risque de la grandiloquence, sinon du pompiérisme. D’où, par exemple, l’éviction de films plus modestes dans leurs moyens, comme Habemus papam , de Nanni Moretti, ou Le Havre , d’Aki Kaurimäki, pourtant d’une richesse enchanteresse.

Il est difficile d’avoir une position un tant soit peu mesurée sur The Tree of Life , tant les superlatifs abondent d’un côté – le film est annoncé comme un « chef-d’œuvre » depuis Cannes l’an dernier, tandis que Malick est désigné comme un « génie »  – et, de l’autre, les condamnations définitives : le « nanar du festival » , « œuvre saint-sulpicienne » … Il est évident que The Tree of Life se situe davantage du côté des grandes orgues que de la mandoline. Ses développements sur le Bien et le Mal, sur la Grâce et la Nature, sur le père tyrannique (Brad Pitt) et la mère aimante (Jessica Chastain) empruntent les chemins de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, du cosmique et du microscopique, de l’Être et du Néant.

A priori , cela peut faire peur, d’autant que la réflexion s’avère plus affirmative qu’inquiète, pénétrée de panthéisme et de spiritualité (comme dans les films précédents de Malick, dont le présomptueux Nouveau Monde ). Difficile de nier pourtant la singulière expérience de spectateur que le film suscite, où tout semble scindé, manichéen, et en même temps tenu ensemble. Ce qui frappe, par exemple, c’est la manière dont les moments d’abstraction côtoient le kitsch et la magnificence, faisant ainsi songer à la démarche d’un Jeff Koons qui serait devenu mystique. Ce n’est certes pas ce qu’on voit le plus souvent au cinéma – surtout celui qui vient d’Hollywood ! – et, rien que pour cette audace assumée, The Tree of Life ne tient certainement pas de la Palme d’or de confort.

Le Grand Prix décerné ex aequo à Luc et Jean-Pierre Dardenne pour le Gamin au vélo , et au cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan pour Il était une fois l’Anatolie semble typique des tractations internes au jury. Au limpide, gracile et lumineux film des Dardenne, répond le sombre et rigide Il était une fois l’Anatolie , rigide dans son dispositif esthétique, sa plastique impeccable, sa recherche du sublime profane. Cette histoire de quête d’un cadavre par un groupe d’hommes répartis dans trois voitures (policiers, procureur, médecin, meurtrier…), au début perdus dans de superbes paysages nocturnes, mise sur la durée (2 h 27, le film le plus long de la compétition) pour installer une atmosphère, dessiner des personnages. La maîtrise n’est pas forcément une mauvaise chose, mais, quand elle devient l’enjeu même du film, elle a tendance à refroidir les émotions et à entraver les échappées poétiques qui devraient émaner d’un tel film à l’intrigue minimaliste.

Le prix d’interprétation féminine à Kirsten Dunst, qui ne l’aurait peut-être pas obtenu en situation normale, est une manière de récompenser Melancholia tout en se passant de Lars von Trier, personna non grata en raison de ses déclarations sur Hitler. Quant au prix d’interprétation masculine pour Jean Dujardin, pas mauvais mais pas transcendant non plus dans The Artist , de Michel Hazanavicius, il sanctionne la progression éclair d’un acteur de série télé vers les sommets. Ce faisant, il rate Michel Piccoli, immense, dans Habemus papam , en pape nouvellement élu incapable d’endosser le rôle, et qui tente de retrouver, incognito, dans les rues de Rome, l’homme qu’il est vraiment.

Les plus petits prix – de la mise en scène pour Drive du Danois d’Hollywood Nicolas Winding Refn, du scénario pour Footnote de l’Israélien Joseph Cedar, du jury pour Polisse de Maïwenn – reviennent à des films mineurs. Le premier est un polar dont la mise en scène se relâche après 20 minutes époustouflantes. Le second une tragicomédie opposant deux spécialistes du Talmud dont la rivalité a ceci de cruel qu’ils sont père et fils. Le troisième a beaucoup partagé et fait parler sur la Croisette : une ode à la brigade de protection des mineurs, consensuelle et, parfois, franchement désagréable.

La compétition ne manquait pourtant pas de films plus engageants : avec Habemus papam , de Nanni Moretti, le déjà cité Le Havre , d’Aki Kaurismäki, qui a fait l’unanimité auprès des festivaliers. D’un genre totalement inhabituel chez le cinéaste finlandais : le conte, et qui plus est le conte social, dans la ville portuaire normande, à la fois réelle et recomposée. Le film offre un très séduisant cocktail, qui réunit le style Kaurismäki, le réalisme poétique (pour le décorum, le prénom des personnages, etc.) et l’esprit Guédiguian (qui, lui-même, a présenté son nouveau film, les Neiges du Kilimandjaro , dans la sélection Un certain regard) pour le contexte politique et la victoire des plus faibles.

Des quatre films français en lice, les deux non récompensés sont les deux plus marquants. Pater , d’Alain Cavalier, objet bizarre et drolatique mettant en scène Vincent Lindon et le cinéaste lui-même (voir ci-contre). Et l’Apollonide , sous-titré « Souvenirs de la maison close », le plus beau film à ce jour de Bertrand Bonello, qui pouvait prétendre à la Palme d’or tant il est réussi. Certes, le film ne se confronte pas directement aux questions abyssales qu’abordent The Tree of Life ou Melancholia . Mais cette chronique délicate de la vie quotidienne d’une maison close à la charnière de l’année 1900 montre, sans démonstration, comment s’instaure l’emprise sur les corps des prostituées, et ses conséquences sur leur manière de se voir elles-mêmes et de ne plus pouvoir se projeter dans le monde qui les entoure. Une privation de liberté à la fois civilisée, dans les salons où l’on converse avec les clients, et sans pitié, par exemple devant le médecin qui décide du sort des unes et des autres. La maison close comme champ feutré de terribles et lentes batailles sans victoires.

Le dernier prix d’importance, la Caméra d’or (qui consacre un premier film), a été décerné à un film argentin, les Acacias , de Pablo Giorgelli, sélectionné par la Semaine de la critique. C’est aussi là qu’un autre film, celui de Valérie Donzelli, la Guerre est déclarée , sur un couple dont l’enfant est atteint d’une tumeur au cerveau, a reçu l’un des accueils les plus enthousiastes de la Croisette. Deux événements qui ont fait figure de beaux cadeaux d’anniversaire : la Semaine de la critique fêtait cette année ses 50 ans !

Culture
Temps de lecture : 7 minutes
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