La larme du mineur de fond

Denis Sieffert  • 26 juillet 2012 abonné·es

Quand viennent les beaux jours, il semble, à lire nos journaux, que l’actualité s’engourdit, ou que la Terre tourne moins vite. Illusion ! Si l’information se raréfie, c’est que les journalistes sont en vacances. Et si la réalité paraît moins tragique, c’est que le chaland implore un moment de répit. Devançant ce désir bien légitime, les marchands de papier proposent des sujets en harmonie avec la saison et l’humeur supposée du lecteur. Je ne sais si cette vérité mérite d’être énoncée comme une loi physique, mais il est fort probable qu’en réalité la quantité de malheurs, de drames et de guerres à travers le monde constitue une matière stable et incompressible.

Ne soyons donc pas dupes de la frivolité de nos magazines. À cet impératif de légèreté s’ajoute le souci tout aussi commercial d’offrir au consommateur une denrée moins rapidement périssable qu’à l’ordinaire. De ces sujets qui vont résister aux embruns et à l’inconfort des sacs de plage, et dont on pourra achever la lecture sur le chemin du retour. Pour la conservation – et même la congélation –, certains de nos confrères ne veulent prendre aucun risque. Ainsi, en deux semaines, un hebdomadaire a posé ces questions qui remettent l’élection de François Hollande à sa juste place (sans même parler de l’arrivée d’Audrey Pulvar aux Inrocks ) : « Dieu existe-t-il ? » et « D’où vient l’Homme ? » Voilà des unes qui devraient en principe garder leur pertinence au moins jusqu’au mois de septembre. Encore qu’avec la découverte du boson de Higgs on ne sache pas trop. Quant au « poison de la jalousie », qui fait les délices d’un autre magazine, il est impérissable, même s’il s’incarne ici imprudemment dans deux figures de l’actualité que les siècles à venir auront peut-être la faiblesse d’oublier.

Et puis il y a aussi la Californie, qui fait toujours recette. En revanche, et sans jouer les prophètes, on peut prédire que « Kate et William, seuls au monde », ça ne durera pas une éternité. Ce n’est pas souhaiter le malheur du couple princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir rapidement se rhabiller, et c’est dissiper une illusion, puisqu’en fait de solitude il a bien fallu que quelques paparazzis, probablement en toute connivence, prennent le cliché. Mais ne mélangeons pas les torchons et les serviettes, ni le string avec le saint suaire. Le news (l’expression, ici, est savoureuse) qui se demandait, la semaine dernière encore, si Dieu existe nous livre quelques propos de scientifiques du plus grand intérêt. Même si – allez, déflorons le sujet ! – la question n’est toujours pas tranchée.

Quant à nous, nous avons du mal à être légers, ou profonds jusqu’à côtoyer l’éternité. Entre le frivole des uns et l’existentiel des autres, nous devons nous situer à mi-chemin. C’est notre malheur. Mais si l’Europe, que nous évoquons cette semaine, n’est pas éternelle, elle risque tout de même de nous occuper encore quelques années, et de continuer de déchirer la gauche. Autre signe des temps, la vogue des « rebelles » dans les médias. Arte nous propose une série de « rebelles » plus ou moins labellisés, de Joey Starr à Cantona. Courrier International nous a proposé un judicieux portrait de Montréal, « Ville rebelle ». Et la comédienne Mathilde Seigner se proclame « rebelle » « qui dit tout » à la une de la presse people. Il convient évidemment de relativiser… Mais, nous autres, avec cette assommante manie de vouloir trouver du sens en toute chose (même dans les interviews de Mathilde Seigner), on se dit que cette soudaine surdose de rébellion dans nos médias, qui n’y sont point habitués, cache quelque chose vaguement en rapport avec le fond de l’air.

Ce fond de l’air, rouge sang, hélas, à Alep, à Damas ou à Homs, où un peuple héroïque ne lâche rien face à l’appareil répressif d’un régime d’autant plus violent qu’il est sans doute blessé à mort. Les images qui nous viennent de Syrie devraient dissuader toute conscience seulement moyenne d’abuser du mot « rebelle ». Une autre image, ni légère ni tragique, devrait aussi nous dissuader de transformer la rébellion en produit de consommation courante. Elle symbolise la résistance du peuple espagnol aux méfaits du néolibéralisme. Ce n’est ni une manifestation ni une émeute. Une image de lutte pourtant qui nous vient du fond de la mine de Santa Cruz del Sil, dans le León espagnol, et presque du fond des âges. Dans la pénombre, vêtue d’un bleu de chauffe, la chanteuse de flamenco Rocío Márquez, l’une des plus talentueuses de l’époque, est venue soutenir les mineurs en grève. Quand la voix suave monte en puissance et roule comme un sanglot pour évoquer « ceux qui ont grandi sur cette terre » et qui « ne pourront rester », un mineur, noiraud et barbu, écrase une larme [[À voir sur [cultura.elpais.com/cultura/2012/07/19/videos/1342717217
709487.html->http://cultura.elpais.com/cultura/2012/07/19/videos/1342717217709487.html]]]. On ne sait toujours pas si Dieu existe, mais la grâce, elle, est parfois de ce monde.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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