Le déni, une entreprise familiale

Une enquête sur la place du nazisme et de ses atrocités dans les mémoires allemandes.

Olivier Doubre  • 27 juin 2013 abonné·es

En janvier 2008, nous avions rencontré Harald Welzer, maître d’œuvre de cet essai consacré à la mémoire du nazisme dans les familles outre-Rhin, pour un entretien sur son précédent livre, les Exécuteurs, terrible enquête sur la « normalité » des bourreaux durant les génocides [^2]. Il nous avait expliqué combien le Troisième Reich et la Shoah avaient pris une place prépondérante, depuis plus de deux décennies, dans les cours d’histoire dispensés aux jeunes Allemands. C’est sans aucun doute ce qui a poussé ce chercheur en psychologie sociale à tenter de savoir comment ces événements vécus par les aïeux directs des élèves allemands sont narrés ou remémorés dans leurs familles. À partir des 2 535 histoires racontées à l’équipe qui a entrepris cette enquête auprès de 40 familles « tout à fait normales » (ont été écartées celles « comptant des criminels significatifs de l’extermination » ) et des 142 entretiens individuels avec leurs membres, on aboutit à ce constat : « paradoxalement, il semble que ce soit justement la réussite de l’information et de l’éducation sur les crimes du passé qui inspire aux enfants et aux petits-enfants le besoin de donner à leurs parents et à leurs grands-parents, au sein de l’univers horrifique du national-socialisme, une place telle qu’aucun éclat de cette atrocité ne rejaillisse sur eux ».

Mieux — ou pire –, les chercheurs sont arrivés au résultat, intéressant mais aussi terrifiant du point de vue de l’étude de la psychologie humaine, que « ce sont moins les écoles et les autres agences de la mémoire culturelle qui forgent la conscience historique des jeunes gens que les conversations quotidiennes dans la famille ». Ainsi, on observe « comment les histoires se transforment en passant d’une génération à l’autre ». Souvent, dans les récits des descendants, « des antisémites se transforment en résistants et des fonctionnaires de la Gestapo prennent le statut de protecteur des Juifs »

Et lorsque deux personnes âgées révèlent soudain aux enquêteurs, mais aussi à leurs descendants présents, des assassinats qu’ils ont commis, « tout cela ne laisse aucune espèce de trace dans les interviews individuelles des enfants et des petits-enfants ; on dirait qu’ils n’ont pas entendu ces récits. Ils profitent en revanche de la moindre occasion pour montrer que leurs grands-parents ont fait quelque chose de “bien”, afin d’inventer des versions du passé dans lesquelles ceux-ci apparaissent comme de braves gens intègres ». Un mécanisme psychologique magistralement mis en lumière dans cette enquête, qui montre que mémoire familiale et mémoire sociale ont bien du mal à se confronter. Décidément, aucun grand-père allemand ne fut nazi…

[^2]: Gallimard, 2008. Cf. Politis n° 984.

Idées
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