Manuel Valls, l’homme qui en fait trop

En tête de pont sur l’affaire Dieudonné, le ministre de l’Intérieur continue d’occuper le terrain médiatique, n’hésitant pas à faire sans cesse sa promotion, sans égards pour les dégâts qu’il provoque.

Michel Soudais  • 16 janvier 2014 abonné·es

Après deux semaines sous les projecteurs médiatiques, c’est dans les pages « Loisirs et spectacles » du Parisien que Manuel Valls dressait, lundi, le bilan de son offensive contre Dieudonné. Le ministre de l’Intérieur s’y défend d’avoir « mené un combat personnel »  : « Nous nous sommes mobilisés, et la mécanique de la haine a été effectivement cassée. » Si le premier flic de France présente l’interdiction du spectacle de « l’humoriste », confirmée à trois reprises par le Conseil d’État, comme une victoire collective, ce « nous » n’est que de pure forme. Car quelques phrases plus loin, c’est bien à lui seul qu’il en attribue le mérite : « S’il n’y avait pas eu mon initiative, Dieudonné aurait poursuivi son show ignoble. »

Sur ce point, le sanguin Manuel Valls n’a pas tout à fait tort. Tout commence par une flopée de déclarations indignées, à juste titre, par les propos antisémites de Dieudonné dans son spectacle le Mur, filmé en caméra cachée dans un reportage de l’émission « Complément d’enquête », sur France 2, le 19 décembre. Une semaine plus tard, le ministre de l’Intérieur s’empare du sujet ; il annonce, le 27 décembre, étudier « toutes les voies juridiques » pour interdire les « réunions publiques » de l’agitateur. Des spectacles qui relèvent d’une « mécanique de la haine », insiste-t-il le lendemain. En pleine trêve des confiseurs, alors que ses collègues sont au repos, Manuel Valls bénéficie d’une couverture médiatique maximum. Le 31 décembre, en qualifiant Dieudonné de « petit entrepreneur de la haine » et en avertissant ses partisans qu’ils soutiennent un « raciste et un antisémite » possédé par « la haine du juif », il vole presque la vedette à François Hollande, dont de nombreux médias notent qu’il a apporté dans ses vœux un soutien à la détermination de son ministre. Le Président l’appuiera plus explicitement le 7 janvier en demandant aux préfets de se montrer « vigilants et inflexibles » dans l’application de la circulaire que Manuel Valls venait de publier. Les motifs que ce texte leur suggérait d’invoquer pour interdire les spectacles de celui que le ministre de l’Intérieur n’appelle plus que « M. Dieudonné M’Bala M’Bala », le risque de troubles à l’ordre public et l’atteinte à la dignité humaine, étaient toutefois contestés au sein même du PS. « La circulaire n’est pas une bonne chose », on « victimise » Dieudonné et « on fait exploser le phénomène », estimait le député Vincent Feltesse, bon connaisseur de l’Internet et candidat à la mairie de Bordeaux, non sans demander au gouvernement d’arrêter « en permanence de réagir sur les émotions ». Elle « n’est pas conforme au droit », jugeait l’ancien ministre de la Culture, Jack Lang. « Le risque juridique est bien plus élevé qu’on ne le dit… », avertissait Bruno Le Roux, le chef de file des députés PS. « Le pari est extrêmement risqué, renchérissait Olivier Faure, député de Seine-et-Marne et proche de Jean-Marc Ayrault. Aucun ministre ne peut s’ériger en censeur. Ce n’est pas au ministre de l’Intérieur de dire quand on peut rire ou ne pas rire. » « On parle de Dieudonné pour éviter de parler des vrais problèmes », regrettait encore sur I-Télé, le 9 janvier, Guillaume Balas, un des animateurs du courant de Benoît Hamon.

La décision du Conseil d’État, ce même jour, de valider l’interdiction du spectacle de Dieudonné à Nantes, contre l’avis formulé quelques heures auparavant par le tribunal administratif de la préfecture de Loire-Atlantique, a mis un terme à ces critiques dans les rangs du PS. Manuel Valls triomphe : « La République a gagné. » Mais à quel prix ? L’extrême célérité avec laquelle le Conseil d’État a rendu sa décision la rend suspecte aux yeux du public. Rédigée pour l’essentiel avant l’audience – comment pourrait-il en être autrement ? –, elle renforce le sentiment d’une décision plus politique que juridique. Le fait que les audiences en référé soient présidées par un juge unique (article L523-1 du Code de justice administrative), même choisi en fonction des disponibilités parmi un « pool » de 10 juges au sein du Conseil, ajoute à la suspicion. Si, à en croire un sondage BVA réalisé les 9 et 10 janvier, les Français sont partagés sur l’interdiction (52 % contre, 46 % pour), 74 % pensent en revanche que le gouvernement parle « trop » de cette affaire. Et le gouvernement, en l’espèce, s’identifie essentiellement au ministre de l’Intérieur. C’est lui qui a imposé son avis, comme il l’avait déjà fait sur l’abandon du récépissé de contrôle d’identité, du vote des étrangers, de la PMA dans le texte du mariage pour tous, de l’amnistie sociale ou du report de l’application du non-cumul des mandats. Fidèle à son habitude, Manuel Valls a suivi une règle d’or énoncée par son chef de cabinet Sébastien Gros, cité par les journalistes David Revault d’Allonnes et Laurent Borredon, dans l’ouvrage qu’ils lui consacrent [^2] : « Mieux vaut surréagir inutilement plutôt que de passer à côté de quelque chose. » L’accuse-t-on d’avoir enfourché ce cheval de bataille de façon très opportune ? Il réplique : « Face au racisme, à l’antisémitisme, aux actes antimusulmans, on n’en fait jamais trop. » La reconversion du ministre de l’Intérieur, que des milliers de jeunes conspuaient, il y a à peine deux mois, pour avoir couvert l’expulsion des lycéens Leonarda et Khatchik, en héraut de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, laisse songeur. On se souvient du maire d’Évry surpris en juin 2009 par une caméra de Direct 8 – l’émission était présentée par Valérie Trierweiler –, en train de dire qu’il y avait « trop de blacks » dans sa ville et pas assez de « white » et de « blancos ». Plus récemment, c’est au nom d’une laïcité intraitable (avec l’islam) que Manuel Valls, devenu ministre, a condamné, « à titre personnel », une décision de justice sur la crèche Baby-Loup, mis en doute la compatibilité de l’islam avec la République, et jugé « digne d’intérêt » l’interdiction du voile à l’université. À chaque fois, confie un ministre qui le connaît bien aux auteurs de Valls à l’intérieur, « il se promeut, sans tenir compte des dégâts qu’il peut provoquer ». Il démantèle des camps de Roms sans relogement [^3] et déclare tout de go que ces populations « n’ont pas vocation à s’intégrer »  ; et envisage en Conseil des ministres de remettre en cause le regroupement familial. Depuis son entrée au gouvernement, le petit dernier de la primaire socialiste (5,7 %) imprime ainsi sa marque au gouvernement. Sans que jamais François Hollande ne le recadre.

À la plus grande satisfaction de l’intéressé qui, comme Nicolas Sarkozy avant lui, fanfaronne dans les médias. Le 13 juillet, convaincu d’être « protégé » par sa fonction, son « statut politique » et les « sondages d’opinion », Manuel Valls lance aux journalistes qui l’accompagnent dans le Gard : « Hollande sent bien que je pourrais être tenté de lui forcer la main. » Si ce n’est déjà le cas, cela y ressemble fort.

[^2]: Valls à l’intérieur , Robert Laffont.

[^3]: Le gouvernement a procédé en 2013 à près de 20 000 expulsions, soit deux fois plus qu’en 2012.

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