« À la trace » : Le mal des mères

Anne Théron et Alexandra Badea abordent la question de la maternité dans À la trace, un passionnant polar au féminin.

Anaïs Heluin  • 28 février 2018 abonné·es
« À la trace » : Le mal des mères
© Jean-louis fernandez

Si le règne des pères présente des signes d’effritement, qu’en est-il de la mère ? Après avoir travaillé sur le désir féminin à partir de Choderlos de Laclos dans Ne me touchez pas (2015), Anne Théron, artiste associée au Théâtre national de Strasbourg, décide de mener l’enquête. Mais, pour une fois, pas seule : avec l’auteure Alexandra Badea, connue pour ses pièces peuplées de personnages morcelés. « Pulvérisés », selon le titre de son texte le plus connu (L’Arche, 2012), et coincés dans des univers froids. Où le réel disparaît derrière ses représentations. L’association était prometteuse ; À la trace, créé en janvier au Théâtre national de Strasbourg, en confirme la pertinence.

Au carrefour redoutable de l’intime et du politique, cette pièce interroge la filiation à travers une captivante mosaïque de portraits féminins qui s’étend sur trois générations. Dans un des neuf cubes du building qui fait office d’écran et de mur de fond, une vieille femme, Margaux (Maryvonne Schiltz), qui se balance dans un fauteuil ouvre la pièce avant d’être avalée par l’obscurité. Apparaît alors Clara (Liza Blanchard), une jeune femme aux allures de globe-trotteuse qui part sans trop savoir pourquoi à la recherche d’une certaine « Anna Girardin ». Nom découvert sur une carte électorale le jour de la mort de son père, au fond d’un sac à main abandonné à la cave.

Si À la trace tient du polar par sa structure lacunaire, il n’en a pas le suspense : on devine d’emblée que, aussi sinueux soit-il, le parcours de Clara la mènera auprès de la dame au rocking-chair. L’inattendu tient dans les petits événements qui jalonnent le voyage. Soit les rencontres de Clara avec quatre « fausses » Anna Girardin – une chanteuse de cabaret, une avocate, une écologiste installée dans une communauté autogérée et une spécialiste en audio-psycho–phonologie – toutes interprétées par Judith Henry, et les conversations de la « vraie » Anna (Nathalie Richard) avec des inconnus, par écrans interposés.

Comme Pulvérisés, À la trace est une fiction transfrontalière. Un récit où la solitude des mères et des filles, leur incapacité à vivre leur relation selon les schémas existants, offre une image du monde actuel. Où les distances géographiques sont abolies, au profit de nouveaux abîmes. Loin de regarder ceux-ci avec une stupeur désespérée, Anne Théron et Alexandra Badea affirment à travers leurs personnages voyageurs un désir de réinvention des affects. Et de véritables récits du tout-monde où les langues se mêleraient autant que les formes. Dans une intelligence que laisse imaginer la manière très personnelle dont la metteuse en scène réussit à mettre son goût pour le cinéma et la littérature de genre au profit du théâtre, tout en évitant la mode du film réalisé en direct.

Grâce à des courts métrages qui donnent à voir les interlocuteurs virtuels d’Anna – interprétés par Yannick Choirat, Alex Descas, Wajdi Mouawad et Laurent Poitrenaux –, À la trace place le virtuel au cœur de l’intime. Et inscrit les problèmes de la filiation et de la condition féminine dans celle, plus vaste, de la transformation des rapports humains à l’ère numérique.

Équipées de micros HF, Maryvonne Schiltz, Liza Blanchard, Judith Henry et Nathalie Richard, toutes remarquables dans leur façon d’exprimer les failles de leurs personnages sans verser dans la complainte, sont au cœur du dispositif technique du spectacle. Impliquées dans toutes les étapes du projet, elles en sont pleinement maîtresses. Et portent ainsi en tant qu’artistes un équilibre que n’ont pas encore trouvé Clara, Margaux et les multiples Anna. Mais vers lequel elles s’acheminent.

À la trace, du 28 février au 3 mars aux Célestins, à Lyon ; du 20 au 23 mars à la Comédie de Béthune ; du 24 au 27 avril à la MC2, à Grenoble ; et du 2 au 26 mai à la Colline, à Paris.

Théâtre
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