SNCF : Le gouvernement reste ferme… et flou

Ni l’examen de la réforme à l’Assemblée ni la concertation au ministère n’ont fait avancer le débat. La détermination des cheminots reste intacte.

Erwan Manac'h  • 18 avril 2018 abonné·es
SNCF : Le gouvernement reste ferme… et flou
photo : Visite officielle à Bonneuil-sur-Marne pour lancer la filialisation de la branche de fret de la SNCF.
© Philippe LOPEZ/AFP

Trois semaines de conflit, un vote hâtif à l’Assemblée nationale et quatre tranches de deux jours de grève n’auront presque rien changé à l’équilibre des forces qui s’opposent sur la réforme de la SNCF. L’intersyndicale (CGT, Unsa, SUD-rail, CFDT) reste unie autour du principe d’une grève intermittente de deux jours sur cinq (1). De l’avis général, la détermination ne faiblit pas, malgré des nombres de grévistes annoncés en baisse de 10 points les 13 et 14 avril (22,5 % au total et 38 % chez les personnels indispensables à la circulation). Y compris chez les syndicats « réformistes », la CFDT et l’Unsa, dont la ligne ne diffère pas de celle de la CGT et de SUD-rail.

Depuis le début du mouvement, la question d’un débordement par la base et du lancement d’une grève reconductible agite les assemblées générales qui se tiennent les jours de grève dans chaque grande gare. Mais le consensus porte encore très largement sur la grève intermittente, même si la base syndicale la plus investie a des fourmis dans les jambes. « Nous proposerons de nous baser sur la date du 19 avril pour partir en reconductible », explique Basile, un cheminot SUD-rail de la gare de l’Est à Paris, qui aimerait voir le mouvement se durcir. Notamment parce que l’intermittence est difficile à tenir pour les cheminots militants. « Cela prend beaucoup de temps et d’énergie. C’est un rythme qui ne permet pas de libérer l’imagination sur les formes de luttes », observe Basile.

Les cheminots comptent désormais avec le soutien d’une bande d’« intellos » et de leur cagnotte de solidarité, lancée le 23 mars en ligne. Avec 800 000 euros au compteur le 17 avril, la quête n’est plus aussi anecdotique qu’à son lancement. « Ce succès montre qu’il existe un réflexe d’entraide, contrairement à l’idée que le “chacun-pour-soi” dominerait », s’enthousiasme le sociologue Jean-Marc Salmon, initiateur de l’appel avec une trentaine d’auteurs et universitaires. Une association a été créée avec les quatre syndicats mobilisés pour organiser, début mai, la distribution de la caisse de grève aux cheminots qui déposeront une demande.

Sur le fond du dossier, le blocage reste total. La CFDT de Laurent Berger a bien tenté de voir quelques signes d’avancées à l’issue de l’examen du « pacte ferroviaire » à l’Assemblée, le 11 avril, louant les vertus de la concertation, qui lui est chère. Mais sa base assure mollement le service après-vente. « Nous mettons 3 sur 20 [au gouvernement], tranche Rémi Aufrère-Privel, responsable CFDT-cheminots. Nous avions proposé 20 amendements, 3 ont été retenus ». La « colère » a surtout été ravivée par Emmanuel Macron lui-même lors de son interview, dimanche 15 avril, face à Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin. Le Président renouvelle avec une clarté inédite ses attaques contre le statut des cheminots. En somme, la responsabilité de la dette et des dysfonctionnements de la SNCF incombe, selon lui, en grande partie aux compensations acquises par les cheminots. De quoi renforcer leurs inquiétudes, alors que le débat à l’Assemblée n’a pas posé de garde-fou au démantèlement de leurs acquis.

Le « sac à dos » social, censé garantir un maintien des droits aux cheminots transférés vers une entreprise privée, paraît en effet bien fragile. Ils garderont les compensations liées à leur statut, comme le régime spécial de retraite (en attendant la réforme des retraites) et la garantie de l’emploi. Mais beaucoup d’autres compensations existantes (facilités de circulation, temps de travail, progression de carrière, logement, etc.) ne sont pas adossées au statut et pourront donc être dénoncées, comme tout accord collectif d’entreprise, quinze mois après le transfert des salariés à l’entreprise concurrente. Le maintien de l’ancienneté n’est pas non plus inscrit dans la loi, et l’évolution linéaire des salaires est frontalement attaquée par la direction de la SNCF, qui aimerait individualiser les rémunérations et « classifier » ses salariés.

Le débat plus global sur l’avenir du service public du rail fait lui aussi du surplace. Car le gouvernement se refuse à aborder le nœud du problème : l’argent. Qui financera, de l’État ou des usagers, la remise en état du rail français et son développement ? Où trouvera-t-on les 3 milliards d’euros annuels nécessaires pour remettre la SNCF à l’équilibre ? Les petites lignes « non rentables » seront-elles préservées, alors que le gouvernement a refusé d’inscrire dans la loi une déclaration d’intention sur leur maintien ?

Élisabeth Borne, la ministre des Transports, agite des milliards – 35, sur dix ans, soit « dix millions d’euros par jour », pour « renouveler » le rail – saupoudrés de beaucoup d’arrogance. Mais ce chiffre ne constitue « évidemment pas […] une dépense supplémentaire », élude la ministre. Il s’agit en réalité d’une autorisation de dépense faite par l’État à la SNCF Réseau, qui gère les infrastructures, pour renouveler les installations. Cette facture sera donc payée par les voyageurs, les collectivités et l’État, en faible proportion, via les péages acquittés par chaque train, comme c’est déjà le cas aujourd’hui. Et la portion non couverte par ces péages ira alourdir la dette.

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Le débat retombe donc inévitablement sur les 46 milliards d’euros de dette accumulés par des décennies de sous-investissement. Sur le sujet, les déclarations d’Emmanuel Macron restent vagues. Une reprise « progressive » est envisagée « à partir de 2020 », alors que le fameux rapport Spinetta, qui a préparé la réforme, préconise une reprise totale.

Il y a pourtant urgence, car la transformation de la SNCF en société anonyme en 2020 risque de mettre l’entreprise sous pression. Ce changement l’obligera à respecter les normes comptables du privé – c’est le but –, qui correspondent, vu la comptabilité de la SNCF, à une capacité d’endettement de 10 à 15 milliards d’euros. Sans reprise rapide de sa dette, la SNCF sera immédiatement en situation de surendettement. Et les intérêts qu’elle rembourse déjà à ses créanciers (1,2 milliard d’euros en 2017) exploseraient de manière incontrôlable.

La question restera donc de savoir qui, de l’usager ou du contribuable, payera pour le rail français et les nouvelles lignes. À commencer par la liaison entre Toulouse et Bordeaux, dont le Conseil d’État a validé le 11 avril la déclaration d’utilité publique. Contrairement à ce que l’État laisse entendre, la suppression des compensations obtenues par les cheminots ne saurait suffire à couvrir l’immensité des besoins.

Le débat tourne également en rond sur la question de la privatisation. Élisabeth Borne martèle jusqu’à l’hypnose que la réforme en discussion ne privatise pas la SNCF. Questionné dimanche soir sur le caractère « incessible » des actions de la future société anonyme SNCF, Emmanuel Macron a même déclaré qu’il serait « dans la loi ». Pourtant, l’incessibilité ne figure pas dans le texte adopté en première lecture à l’Assemblée, et la majorité LREM a même rejeté un amendement de la France insoumise en ce sens. Un flou qui ne rassure pas ceux qui craignent un mauvais remake du changement de statut de GDF, en 2004, qui a entraîné une privatisation via la fusion avec Suez en 2008.

L’ouverture à la concurrence constitue surtout une privatisation du rail, par l’intervention d’acteurs privés pour faire circuler des trains. La SNCF a d’ailleurs largement amorcé le mouvement en sous-traitant des activités de maintenance, de service en gare, d’administration ou de services informatiques à ses propres filiales de droit privé. La CGT a dénombré 1 128 filiales privées détenues par la SNCF, employant 110 000 personnes hors statut.

Il s’agit d’un débat profondément politique. Le gouvernement estime que les normes comptables d’une société anonyme forceront la SNCF à rationaliser sa gestion. Hypothèse démentie assez cruellement par le fiasco de l’EPR de Flamanville, la centrale nucléaire commandée par EDF l’année de sa transformation en société anonyme. L’exécutif espère aussi que l’intervention des acteurs privés, qui tenteront de casser les prix pour gagner des marchés, rationalisera également la gestion du réseau. Ils auront besoin d’un coup de pouce, car les entreprises privées du rail devront dégager des marges financières pour rémunérer leurs actionnaires.

Les syndicats de cheminots refusent d’être la variable d’ajustement de cette équation. Ils accusent également le gouvernement d’avoir improvisé une réforme qu’il savait explosive, en prenant les dossiers à l’envers. Avant toute discussion sur l’ouverture à la concurrence, il aurait fallu, selon eux, régler prioritairement la question de la dette et du financement du rail. Puis clore la négociation en cours pour rédiger une convention collective garantissant à tous les salariés du rail des droits équivalents à ceux des cheminots. C’est la seule mesure à même de rassurer ces derniers. En s’attaquant d’entrée au point le plus clivant, le gouvernement privilégie donc la manière forte.

(1) Les prochaines dates prévues sont les 19, 23, 24, 28 et 29 avril.