Aragon et Triolet, légende et vérités

Ariane Ascaride et Didier Bezace rendent hommage sans clichés au couple d’écrivains.

Gilles Costaz  • 20 novembre 2018 abonné·es
Aragon et Triolet, légende et vérités
© photo : Nathalie Hervieux

Le récital poétique ou littéraire n’est plus guère dans l’air du temps. Le genre est un peu trop calme, tranquille, intériorisé pour un public qui vient souvent chercher des déclics musclés au théâtre. Ariane Ascaride et Didier Bezace sont quand même revenus à ce type de manifestation feutrée, à ce qu’ils appellent modestement une « lecture-spectacle » (alors qu’ils connaissent à peu près par cœur les textes retenus). Depuis plusieurs années, de temps à autre, ils interprètent Il y aura la jeunesse d’aimer, qui réunit des écrits de Louis Aragon et d’Elsa Triolet. En ce moment, ils sont à Paris, au Lucernaire, distillant cette musique verbale du passé qui ne s’enfuit pas : les mots d’Aragon surtout.

L’auteure Elsa Triolet était-elle aussi intéressante que son poète de mari ? La soirée dont Bezace a assuré le menu (c’est-à-dire le choix des textes) et la mise en scène n’en fait pas la preuve. Aragon et ses chants d’amour (Les Yeux d’Elsa) reviennent toujours au premier plan, nous assurant indirectement qu’Elsa a une plume mais que cette plume est celle d’une belle ombre – même un Goncourt (pour Le premier accroc coûte 200 francs, en 1945) ne lui assure pas la postérité.

Le principe de l’entrecroisement des deux auteurs et des fragments est sans doute plus un parcours du siècle écoulé qu’une classique rétrospective des chants amoureux. Aragon est montré à travers sa longue relation avec Elsa, mais aussi avant elle, un peu séduit par les garçons puis emballé par une riche excentrique, et après elle, quand le vieux poète s’éprend d’un jeune écrivain, Jean Ristat.

Tout le mouvement du monde roule en vagues : le surréalisme, le militantisme au sein du Parti communisme, la direction de l’hebdomadaire Les Lettres françaises (avec l’affaire du portrait de Staline par Picasso qui scandalise les orthodoxes : le peintre ­espagnol a dessiné un gras moustachu béat !), le léger retrait politique quand le PC continue de soutenir une Union soviétique écrasant son alliée tchécoslovaque… Bezace fait voir les vérités et les faussetés de la légende.

Devant leur pupitre et leur micro, Ariane Ascaride et Didier Bezace se côtoient jusqu’à se toucher, ou s’éloignent jusqu’à jouer des personnages de roman ou des figures historiques. Ils ont la posture douce de pianistes sans piano. Ils ne se sont pas réparti les rôles d’Elsa et de Louis, ils prennent les mots de l’une et de l’autre, comme s’ils étaient tantôt l’un des deux personnages, tantôt les deux. Ariane Ascaride va parfois jusqu’à un jeu plus populaire, variant les styles avec une merveilleuse délicatesse. Didier Bezace, très intense, demeure dans un style unique, dans l’attitude d’un chantre qui se tourne peu vers le public mais, songeur, se replie sans cesse sur sa pensée, tout en libérant sa passion et ses colères. Avec eux, la dissemblance et la diversité sont le ciment du couple, ce qui met formidablement la légende à l’envers. Ils brouillent les cartes et les débrouillent, étant à tour de rôle la dame de cœur et le roi de la même couleur.

Il y aura la jeunesse d’aimer, Lucernaire, Paris, 01 45 44 57 34, jusqu’au 2 décembre.

Théâtre
Temps de lecture : 3 minutes