Ces démocrates qui croient en l’État-providence

Inspiré de la relance de l’économie après la crise de 1929 par Franklin Roosevelt, le Green New Deal est un programme révolutionnaire pour les États-Unis. Et plébiscité par une opinion sensible à l’urgence climatique.

Alexis Buisson  • 27 février 2019 abonné·es
Ces démocrates qui croient en l’État-providence
© photo : Des élus démocrates favorables au Green New Deal, dont Alexandria Ocasio-Cortez, socialiste décomplexée, en meeting à Washington, le 7 février.crédit : SAUL LOEB/AFP

Depuis l’élection de Donald Trump en 2016, les écologistes américains n’avaient pas beaucoup de raisons de se réjouir. Mais depuis que les démocrates ont repris le contrôle de la Chambre des représentants à l’issue des élections de mi-mandat en novembre, ils ont au moins un motif de satisfaction : le « Green New Deal ».

Inspiré du New Deal – cette série de programmes et de grands travaux initiée par le président Franklin Roosevelt en 1933 pour relancer l’économie américaine après la crise de 1929 –, ce plan, cosigné par la nouvelle députée (et étoile montante du Parti démocrate) Alexandria Ocasio-Cortez, détonne par ses objectifs environnementaux ambitieux. Dévoilé début février en vue d’un vote au Congrès, le document de 14 pages appelle le gouvernement fédéral, pour répondre à l’urgence climatique, à mettre en œuvre « une mobilisation nationale, sociale, industrielle et économique sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale et l’ère du New Deal ».

Pour y arriver, il est notamment question d’investir dans la recherche, d’accompagner les secteurs industriel et agricole pour réduire les émissions carboniques, de moderniser les infrastructures et le réseau de transports du pays, et d’assurer la transition vers les énergies propres sur les dix années qui viennent, tout en aidant les travailleurs issus des secteurs énergétiques traditionnels à se reconvertir. Outre la « décarbonation » totale de l’économie américaine, ces mesures doivent permettre de créer des « millions de bons emplois à revenus élevés et générer des niveaux de prospérité et de sécurité économique sans précédent pour toute personne aux États-Unis ».

Le Green New Deal frappe aussi par ses objectifs de justice sociale. Pour ses auteurs, cette transition écologique, qui doit être « juste pour tous », doit se faire au bénéfice des « communautés les plus vulnérables », à savoir « les peuples indigènes, les communautés de couleur, les migrants, les victimes de la désindustrialisation, les communautés rurales dépeuplées, les travailleurs pauvres ou à bas revenus, les femmes, les personnes âgées, les sans-abri, les handicapés et les jeunes ». À l’heure où les inégalités entre riches et pauvres se creusent, le plan ambitionne par exemple de « garantir » des emplois pouvant faire vivre toute une famille, de réhabiliter les emplois syndiqués, d’instaurer des congés payés et d’offrir à tous les Américains l’accès à « une assurance-santé de qualité ». Autant de révolutions dans un pays tel que les États-Unis.

« Même si Roosevelt est perçu comme l’un des plus grands présidents américains, la progression du néolibéralisme à partir des années 1970 a effacé le New Deal de l’imaginaire politique. C’est en train de changer, notamment avec le succès de Bernie Sanders en 2016 », juge l’historien Steve Fraser, selon lequel Roosevelt serait « fier » de voir son New Deal revenir sur le devant de la scène en 2019. « Il s’intéressait à la question de la protection de l’environnement. Il verrait des similitudes avec les programmes de travaux publics du New Deal et le rôle qu’il envisageait pour le gouvernement. »

Pour ce spécialiste de la classe ouvrière, cofondateur du site The American Empire Project (1) sur la démocratie américaine, la large place donnée aux mesures de justice sociale reflète les revendications d’égalité exprimées par divers groupes ces dernières années, de la Marche des femmes jusqu’au mouvement noir Black Lives Matter. « Lors du New Deal de Roosevelt, la notion de justice sociale était indissociable de la condition des ouvriers. Aujourd’hui, la définition de cette notion s’est élargie pour comprendre d’autres groupes, comme les minorités et les plus pauvres, qui comprennent que leurs combats sont liés, dit-il. Inclure la justice sociale dans le Green New Deal permet de mobiliser de manière plus large et d’engager les plus vulnérables dans le combat, car, à la différence des riches, ils ne sont pas capables de faire face aux effets du changement climatique. »

L’idée d’un Green New Deal n’est pas nouvelle. Le terme a été utilisé en 2007 par le journaliste Thomas Friedman dans un édito paru dans le New York Times. Dès cette époque, ce spécialiste des questions énergétiques arguait que la seule manière pour les États-Unis de « renverser la marée du changement climatique » était de renouer avec un « grand projet industriel » pour développer les énergies propres.

Jusqu’à présent, le concept était resté aux marges de la vie politique américaine. Seul le Green Party, le parti écologiste américain, l’avait inclus dans son programme en 2012. Après l’élection de Trump en 2016, un petit groupe de jeunes impliqués dans divers mouvements environnementaux et de justice sociale s’en est saisi. Ensemble, à l’image d’autres jeunes mobilisés actuellement en Europe (lire ici), ils ont décidé de lancer un mouvement nommé Sunrise (« Lever de soleil ») pour défendre le Green New Deal et pousser leurs élus à agir sur le dossier climatique. Lors des élections de mi-mandat de 2018, plusieurs milliers d’entre eux réunis sous la bannière de Sunrise, se sont retroussé les manches pour faire élire des supporters du Green New Deal au Congrès. Parmi eux, la jeune démocrate du Bronx Alexandria Ocasio-Cortez, socialiste décomplexée, qui a travaillé sur le plan, de concert avec le groupe et d’autres.

Dans son état actuel, le Green New Deal n’a aucune valeur contraignante. Il devra être décliné en lois ou en décrets pour entrer en vigueur. Mais, depuis qu’il est sur la table, il a suscité des débats particulièrement vifs au sein de la classe politique américaine. Côté républicain, on tente de dépeindre ce vaste plan d’investissements publics comme un projet « socialiste », qualificatif épouvantail depuis la guerre froide, dans l’espoir d’effrayer les indécis. Un élu a même laissé entendre qu’il pourrait aboutir à l’interdiction des hamburgers et des crèmes glacées – un sacrilège. Pour sa part, Donald Trump l’a décrit lors d’un meeting au Texas comme « une copie d’examen de lycée qui aurait eu une mauvaise note ».

Côté démocrate, le plan sert de marqueur pour les nombreux prétendants déclarés à la candidature pour la présidentielle. Tous ou presque ont pris position par rapport au texte, qu’ils seront peut-être chargés de mettre en œuvre en cas de victoire en 2020. Ils l’ont fait avec plus ou moins d’enthousiasme. La sénatrice du Minnesota Amy Klobuchar, candidate étiquetée « centriste », a fait part publiquement de ses doutes. Bernie Sanders, entré en course le 19 février, est devenu le dernier candidat en date à dire qu’il mettra en œuvre un Green New Deal s’il est élu.

Les Américains, eux, sont très ouverts à l’idée. D’après une enquête de l’université Yale, plus de 80 % des électeurs soutiennent le projet. Chez les sympathisants démocrates, le taux d’approbation se hisse à 92 %, mais il atteint tout de même 64 % chez les républicains. D’autres sondages révèlent également que l’idée est populaire dans plusieurs États considérés comme clés pour remporter la présidence, tels l’Iowa, le New Hampshire ou la Californie.

Ces chiffres révèlent un profond changement de la perception de la menace climatique par les Américains. Ces dernières années, plusieurs études de centres de recherche ont montré une prise de conscience grandissante des électeurs, démocrates comme républicains, sur la réalité du changement climatique et la responsabilité humaine dans le phénomène. Une conséquence de la multiplication des catastrophes naturelles et des rapports alarmistes. En novembre, un rapport très médiatisé de treize agences gouvernementales états-uniennes mettait en garde contre les effets dévastateurs « de l’accroissement des phénomènes météo extrêmes, du changement de la qualité de l’air, de la propagation de nouvelles maladies par les insectes et des problèmes d’accès à la nourriture et à l’eau ».

La partie n’est pas gagnée. Le plan, qui va faire l’objet d’un vote au Congrès, sera très probablement rejeté par le Sénat, toujours contrôlé par les républicains. Son caractère « fourre-tout » donne plus de munitions à ses détracteurs pour le rejeter. Et des doutes subsistent par rapport à son financement, en particulier pour les protections sociales qu’il appelle de ses vœux. « Au moment du New Deal de Roosevelt, les deux partis étaient d’accord pour dire que le pays était dans une situation d’urgence. Tout le monde était traumatisé par la crise. Ce n’est pas encore le cas aujourd’hui avec le climat, estime Steve Fraser. Même si les Américains reconnaissent que le changement climatique est un fait, ils restent divisés sur la responsabilité humaine. Par ailleurs, contrairement à la crise économique des années 1930, l’effet du changement climatique n’est pas complètement perceptible par tous pour le moment. »

(1) americanempireproject.com

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