Médiagénie d’un « Street Fighter »

Les images de Christophe Dettinger, le « boxeur de gendarmes » interpellé lors d’une manifestation de gilets jaunes, renvoient à toute une histoire de pugilistes révoltés et interrogent sur la mise en scène de la violence.

Loïc Artiaga  • 20 février 2019 abonné·es
Médiagénie d’un « Street Fighter »
© photo : Une fresque du collectif artistique Black Lines représentant le geste de Christophe Dettinger.crédit : JOEL SAGET/AFP

Temps fort de l’acte 8 du mouvement des gilets jaunes, la vidéo de Christophe Dettinger est devenue le symbole d’une résistance sociale, réplique violente à la brutalité des forces de l’ordre. Sa technique et son gabarit ont trahi l’identité de l’ancien champion et transformé les images en preuve à charge contre le « boxeur de gendarmes ». Le tribunal correctionnel de Paris a eu, on le sait, la main lourde : 30 mois de prison dont 18 avec sursis. Si les chants de stade adaptés par les gilets jaunes soulignent la porosité entre l’imaginaire sportif et celui de la mobilisation (1), les images de la passerelle Senghor trouvent une partie de leur signification dans la médiagénie des boxes contemporaines.

Armes et démocratie

En France, après la Commune, prises d’armes et insurrections apparaissent délégitimées au sein du mouvement social, qui imagine d’autres chemins pour l’émancipation. La violence politique est appelée à céder le pas face à une démocratie pacifiante. Mais, au-delà de la vulgate historique sur le crépuscule des armes, Éric Fournier montre dans son dernier livre combien elles restent en réalité bien présentes dans les pratiques comme dans les imaginaires des luttes sociales après 1871, et qu’elles ne sauraient se réduire à la seule violence. Combinant histoire matérielle, politique et sociale, et dans une perspective d’histoire populaire, il livre une histoire des usages révolutionnaires des armes à l’heure de la démocratie. Éric Fournier sera l’invité de cette chronique dans deux semaines.

Laurence De Cock et Mathilde Larrère

La Critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires, Éric Fournier, Libertalia, février 2019.

Parce qu’il oppose frontalement deux forces visant l’anéantissement adverse, le dispositif pugilistique matérialise aisément des confrontations idéologiques. Dans la rencontre qui l’oppose en 1933 à Max Schmeling, l’« Uhlan noir du Rhin », Max Baer envisage chaque frappe comme un coup porté à Hitler. Plus tard, Mohammed Ali consacre le ring comme arène politique. Mais il participe déjà à une spectacularisation où priment les logiques économiques. En 1974, dans son combat de Kinshasa contre George Foreman, les intérêts des chaînes payantes pèsent plus que la communion hypothétique de l’Atlantique noir. Hommes d’affaires, parfois mauvais garçons, les boxeurs ne sont pas que des porte-étendards de circonstance. Mais ceux qui mettent leur force au profit d’une lutte sociale sont rares. Ils appartiennent souvent à la préhistoire pugilistique et s’incarnent dans des figures collectives, boxers révoltés de 1899-1900 que la Chine populaire instrumentalise pour mettre en récit l’opposition à la domination occidentale, capoeiristes brésiliens secouant le joug esclavagiste. L’histoire récente offre plutôt des exemples de boxeurs cravatés de frais en quête de mandatures, comme Vitali Klitschko, devenu maire de Kiev.

Le rejet d’une transgression a nourri l’indignation à l’encontre de Christophe Dettinger : un boxeur ne joue des poings que dans un cadre réglementé, sa violence doit être maîtrisée. Invité à commenter ses gestes à la télévision, son entraîneur atteste d’abord de ses qualités physiques puis de l’impossible cohabitation des deux corps de l’athlète. Le manifestant qui frappe, « ce n’est pas le Christophe Dettinger que je connais », doit-il confesser (2). Regrettant son action, le boxeur la place toutefois dans la perspective du mouvement des gilets jaunes. L’enjeu politique se situe précisément à ce point de bascule entre le débordement d’un champion qui « perd ses nerfs » et un geste qui prend une signification plus large au profit d’une mobilisation collective.

Les mots du président de la République sur Dettinger – « Le type, il n’a pas les mots d’un gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan » – rappellent l’imaginaire racial qui a toujours caractérisé la boxe. La première moitié du XXe siècle est d’ailleurs marquée par la recherche du Great White Hope, le « grand espoir blanc » qui conserverait le titre mondial des lourds. Chaque fraction dominée trouve dans la boxe une échappatoire sociale et les gitans comptent de grands noms du noble art, comme Pierre-Franck Winterstein ou Julien Lorcy.

C’est sur les réseaux et par la vidéo que se joue une large part de la bataille d’opinion autour du mouvement des gilets jaunes (3). Les images de la passerelle Senghor ont été détournées, agrémentées de la bande originale de Rocky ou de nappes sonores du jeu vidéo Street Fighter. Ce succès ne doit sans doute pas uniquement à la charge politique de la séquence, mais aussi à sa proximité avec la foultitude de vidéos virales mettant en scène des confrontations hybrides : lutte sénégalaise contre MMA, kung-fu contre krav-maga et, ici, boxe anglaise contre techniques de maintien de l’ordre. Comme les autres, celle de Dettinger est simplificatrice, négligeant le hors-champ. Elle oublie la foule qui avance derrière le boxeur, réduisant la dimension solitaire de sa percée. Elle occulte également le contexte social qui pousse un agent territorial ayant raccroché les gants à défendre ses intérêts de classe, au risque de l’emprisonnement.

(1) « Oh Macron, tête de c**, on vient te chercher chez toi ! » chantaient ainsi des supporters de l’Olympique de Marseille, le 8 décembre, en brandissant des gilets jaunes au Stade-Vélodrome.

(2) « Bourdin direct », RMC, 6 janvier 2019.

(3) « Gilet jaune : un mouvement qui s’écrit en vidéo », André Gunthert, L’Image sociale, 19 janvier 2019, imagesociale.fr.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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