Jean-Luc Lagarce, la revanche du mal-aimé

Douze ans après sa mort, Jean-Luc Lagarce, auteur peu estimé de son vivant, est salué comme un grand écrivain de théâtre. Jean-Pierre Thibaudat lui consacre une biographie éclairante.

Gilles Costaz  • 22 février 2007 abonné·es

Dans une ville de province, un « fils prodige » revient. Son arrivée tient du déboulement du chien dans un jeu de quilles. Il est nommé « gouverneur » et vient prendre la place du précédent potentat. Tout le monde, de l’ancien homme fort à l’intendant ­ des profiteurs au discours bien moraliste ­, s’affole et se justifie. Père, mère et soeur s’interrogent sur ce fils qui ne donnait jamais de nouvelles, si doué. La pièce accumule les déballages grinçants, les affrontements indirects en forme de ponts suspendus. Tel est Retour à la citadelle , l’une des 24 pièces de Jean-Luc Lagarce. On peut la voir en ce moment dans un petit théâtre parisien, le Marais. Si nous commençons par ce spectacle, c’est parce qu’il est un hommage parfait à cet auteur, Lagarce, qu’on salue cette année, douze ans après sa mort, comme un grand écrivain de théâtre. Mal-aimé de son vivant et très aimé maintenant qu’il n’est plus.

Applaudissons donc d’abord ce petit spectacle, Retour à la citadelle , mis en scène par Jean-Charles Mouveaux et joué par sept comédiens (Jérôme Dupleix, Régine Menauge Cendre, Benoît Guibert, Florent Chesné, Benjamin Bourgois, Jeanne Arèns et Vanessa de Winter). Lagarce, tel que le transcrit l’équipe de Jean-Charles Mouveaux, c’est bien ça : un rire de collégien dont l’amplitude monte jusqu’aux sphères de Jarry ou de Ionesco, et où s’introduit, sur la pointe des mots, une douleur très personnelle.

Lagarce est célébré partout ces temps-ci. Son ami de toujours, l’acteur, metteur en scène et éditeur François Berreur, a même suscité une « année Lagarce », qui a fait tache d’huile, puisqu’on ne dénombre plus les spectacles et hommages de tout poil. Au coeur de cette effervescence, il y a la biographie par Jean-Pierre Thibaudat, le Roman de Jean-Luc Lagarce , livre tout à fait éclairant puisque écrit au terme d’une longue enquête auprès des proches de l’auteur et à l’intérieur de ses mots, connus ou inédits. Thibaudat parcourt une vie courte et pleine : fils d’ouvriers liés à l’activité de Peugeot, Lagarce naquit en 1957 à Héricourt (Haute-Saône) et mourut à Paris en 1995. Le sida eut raison de lui, le tuant encore plus tôt que Koltès, mort à l’âge de 39 ans. C’est à 38 ans que Lagarce s’en alla, sans avoir connu la gloire qui auréola l’auteur de Roberto Zucco .

Il était à la fois un dramaturge, un metteur en scène, un chef de troupe. Escorté de ses fidèles (Berreur, Mireille Herbstmeyer), il put monter quelques-unes de ses pièces, les publier, voir certains de ses textes joués par d’autres : Derniers Remords avant l’oubli , les Règles du savoir-vivre dans la société moderne , Music-hall , Nous, les héros … Mais les mises en scène qui eurent le plus de succès, le Pays lointain , J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne , les Prétendants , furent réalisées après sa mort, par François Rancillac, Joël Jouanneau, Stanislas Nordey, Jean-Pierre Vincent… Quel combat fut sa vie ! Les subventions lui étaient attribuées au compte-gouttes, ses mises en scène de textes d’autres auteurs (celle de la Cantatrice chauve de Ionesco, reprise par les acteurs, tourne encore, follement réjouissante !) plus appréciées que ses propres textes. Et la maladie lui brisait les ailes.

La biographie de Jean-Pierre Thibaudat met les pieds dans le plat des annotations qui ont jugé, souvent cruellement, le mal-aimé. C’est entrer dans une cuisine souterraine, mais c’est aussi faire oeuvre de justice : à Théâtre ouvert, Micheline et Lucien Attoun ont parfois mis une mauvaise note à certains grands textes de Lagarce, mais ce sont eux qui l’ont le plus soutenu. Cournot, le grand Michel Cournot, qui vient de partir à son tour et qui fut un observateur extralucide, ne comprit goutte à l’auteur de Music-hall . Le directeur du Festival d’automne, Alain Crombecque, refusa une pièce avec des mots offensants, pour le regretter plus tard. Dure existence, en effet, où les amours de cet homosexuel semblent avoir été plus furtives que vivaces. Thibaudat trace un beau portrait d’ombre et de lumière, de souffrance méprisée et d’humour victorieux. Il n’a pas voulu prendre connaissance de tout son journal intime, on ne sait pourquoi, sans doute pour ne pas toucher à ce qui relève de la vie trop privée. Voilà, en tout cas, le destin d’un homme qui, aimant Duras, Ionesco, Guibert, Kafka, inventa son propre langage en parlant de la vie de province et de la vie de théâtre. Douze ans après sa mort, il devient prophète en son pays.

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