La démocratie en péril

Bernard Langlois  • 21 février 2008 abonné·es

Le titre, sur toute la une de Libération , interpelle. Vous me direz qu’il est fait pour ça. «Ces intellos qui rejettent la démocratie» , foutre, doit y avoir péril en la demeure~!

Vu de plus près, quand on déchiffre le surtitre, on s’aperçoit qu’il n’est question que de «démocratie électorale» [^2], c’est déjà moins grave, l’expression démocratique ne se réduisant pas, et c’est heureux, à la seule fréquentation des urnes. Quant aux «philosophes» qui la «mettent en cause» , Libé n’en a trouvé que deux à se mettre sous la dent: Badiou, vénérable maoïste non repenti (spécimen rare), qui professe depuis des lustres àVincennes-Paris-VIII et Normale en toute quiétude et publie des oeuvres difficiles en toute discrétion; et Zizek, philosophe et psychanalyste (lacanien) slovène, essayiste protéiforme et conférencier polyglotte volontiers provocateur, qui fait un tabac sur quelques campus américains et, depuis quelques années, dans quelques cercles restreints de l’intelligentsia française [^3]: deux agitateurs d’idées, de talent, certes, mais à l’audience limitée, suffiraient donc à ébranler le système? Allons donc! On se sentait un peu en panne de sujet, à Libé , ce week-end? Il fallait bien un édito du patron pour tenter de justifier cet alarmisme. Sous le titre «Égarement» , Laurent Joffrin, qui n’est pas du genre à se perdre, s’appuie sur le « succès inattendu» du dernier essai d’Alain Badiou (20000exemplaires, ce n’est tout de même pas Millenium , et il est permis de penser que ce résultat doit beaucoup à son titre, Sarkozy fait vendre…) et sur les murmures flatteurs qui accompagnent chaque nouvel opus de Slavoj Zizek (qualifié d’ «ogre mangeur d’humanistes bêlants» ) pour dénoncer le «parfum rance de sacristie marxiste» et «la douteuse indulgence pour la violence politique» que dégagerait «leur éloge de la radicalité.» (Es-tu sûr, Laurent, qu’ils ne seraient pas aussi un peu antisémites sur les bords?).

Faisez gaffe, les gars: il suffirait que le temps se couvre pour qu’on aille vous chercher des poux. On en connaît qui ont fait des séjours en taule pour moins que ça. Même en «démocratie».

Trois pages

Donc, deux penseurs menacent de jeter bas la République et de réintroduire la guillotine dans notre beau pays (avec le goulag en prime.) Et comme deux, ça ne fait tout de même pas beaucoup pour un dossier, on est allé en chercher quelques autres pour appuyer la démonstration~: oh, pas des méchants, ceux-là~! Rosanvallon, Gauchet ou Mongin, pas du genre à mettre le feu à la plaine.

Pourquoi ceux-là~? Parce que, parmi bien d’autres, ils réfléchissent en effet aux faiblesses de notre démocratie représentative. Et plutôt pour lui sauver la mise que pour en faire des confettis. Ces trois-là sont sollicités, avec leurs propos critiques mais raisonnables, pour faire ressortir le côté irresponsable et dangereux des deux autres. Vous y ajoutez l’indispensable sondeur (c’est Rozès qui s’y colle), qui explique que, «au plan européen, les Français sont les plus pessimistes sur leur démocratie et leurs représentants» (il y a de quoi, je trouve~!), et vous voyez bien que c’est encore de chez nous que va jaillir la prochaine révolution. On va bientôt faire encore tomber des têtes, ce ne sera pas la faute à Voltaire ni à Rousseau, mais celle à Badiou et à Zizek.

Je plaisante, mais, remarquez, cela donne trois pages plutôt intéressantes à lire. Toujours plus enrichissant que l’interview de Carla Bruni Tedeschi-Sarkozy de Neuilly-Bocsa dans L’Express .

Et Dieu dans tout ça~?

Sur le fond, je ne vois pas ce qu’on peut trouver à redire à ça~: «On ne peut même pas vilipender ces absurdes votants […]. On est obligé de se réjouir […]. Ils ont organisé un désastre, mais gloire à eux~!» (Badiou, sur l’élection de Sarkozy). Ou, du même~: «Tout le monde voit que la démocratie électorale n’est pas un espace de choix réel.»

Comment ne pas applaudir à ceci~: «Modèle américain ou modèle chinois, je ne veux pas vivre dans ce choix.» ( Zizek). Et à ceci~: «Il faut réinventer des modalités de mobilisation populaire. […] Je n’aime pas la violence physique, j’en ai peur, mais je ne suis pas prêt à renoncer à cette tradition de la violence populaire. Cela ne veut pas toujours dire violence sur les personnes.» (Zizek encore.) Bien entendu, dans la phrase précédente, c’est l’adverbe «toujours» qui fera sauter en l’air nos humanistes démocrates: «Ah, vous voyez bien, il n’exclut pas la violence sur les personnes~!» Et vous, vous l’excluez, cette violence-là ­cent, mille fois plus fréquente et féroce­ que le marché, le capitalisme, sa loi d’airain et ses gardes prétoriennes, par les violations quotidiennes des droits de l’homme par eux engendrées (toutes les semaines, on se pend en prison, on se jette par la fenêtre pour échapper aux expulsions, on crève de froid et de faim sous les néons des boutiques de luxe, on se saoule et se drogue pour tenter d’oublier qu’on n’a aucun avenir, on se fait pute pour payer son loyer ou nourrir son môme…), que cette société de merde, dirigée par des crapules et/ou des incapables, impose au peuple prétendument souverain, dites, vous l’excluez? Ah, il est plus facile d’aller faire de la retape au dîner du Crif et d’inventer, au nom du «devoir de mémoire» , je ne sais quel projet d’adoption virtuelle des pauvres petites victimes juives (et merci à Simone Veil d’avoir promptement flingué cette connerie) que d’offrir une vie acceptable à des milliers de pauvres petits vivants ­ceux à qui on promet des «plans Marshall» (mais non financés) et qui ne voient débarquer que des bataillons de flics suivis d’escadrons de journaleux. Ah, la belle politique, la délicieuse démocratie~!

«Le drapeau, la patrie, le civisme, la morale» , dit-il. Qui ça~? Le grand copain de Balkany-les pots de vin, Doc Gyneco-la fumette, Johnny-l’Helvète, Bolloré-le voyagiste, Idriss Deby-l’humaniste, et tant d’autres que, quand on les croise, on change vite de trottoir pour respirer plus pur. Et Dieu, dans tout ça, sacré Chancel (aussi un ami du président bling-bling)~! Dieu, on s’en tape~; mais la religion, pour les faire tenir tranquille, hein (Napoléon le professait déjà, mais il avait légèrement plus de classe)~! «Opium du peuple» , disait l’autre vieux barbu, qui n’habitait pas, lui, dans les nuages. Au fait, voulez-vous que je vous dise, la violence~: je la redoute aussi, moi. Celle des désespérés, qui n’ont lu ni Badiou ni Zizek. «Les émeutes de banlieues en France sont nées d’un mécontentement non-articulé à une pensée, même de façon utopique. C’est ça, la tragédie.» (Zizek)

Municipales (en gros)

Je suis ça d’assez loin, et ce n’est qu’une impression : la victoire annoncée partout des listes d’opposition ne sera peut-être pas aussi ample qu’on le prévoit. Car si les déçus du sarkozysme commencent à être nombreux (pas trop tôt~!), l’affaire du traité de Lisbonne (le refus d’un nouveau référendum) a laissé des traces à gauche. On le constate notamment sur le Net, où circulent, sous des formes diverses, de nombreux appels à sanctionner ceux qui ont bafoué le vote souverain des Français.

Ça vise tout particulièrement le PS (tiens, je suggère qu’on l’appelle maintenant «Parti Solferino», ce qui permettra de garder le beau nom de «socialiste» à des usages mieux appropriés…), qui s’était engagé à exiger une nouvelle consultation populaire et s’est comporté dans cette histoire de façon particulièrement hypocrite. Ainsi, outre le bulletin «doigt d’honneur» de l’amie Agnès, du Monolecte ^4, que Michel Soudais a relayé sur le blog des rédacteurs (ou sa version soft de l’urne broyeuse, ci-contre), on trouve aussi cet exemple d’explication de vote, dont la lecture m’a fort réjoui, et qu’on suggère d’envoyer au candidat qui s’est assis sans complexe sur notre refus majoritaire du 29 mai 2005~: «M. (Mme) le (la) député(e), vous souhaitiez un référendum sur le traité de Lisbonne. Pour l’obtenir, votre stratégie fut de vous abstenir lors du vote du congrès de Versailles. En tant que représentant(e) du peuple, vous êtes un modèle pour le simple citoyen que je suis. J’adopterai donc votre logique aux élections municipales. Pour obtenir votre réélection à X., je m’abstiendrai et demanderai à tous mes amis de s’abstenir. Sincères salutations démocratiques.»

Évidemment, ce genre d’incitation à l’abstention ou (mieux) au vote blanc, circulant à des milliers d’exemplaires, dans les situations ric-rac, ça peut faire mal~!

Municipales (détail)

Il va de soi qu’on ne préconisera l’abstention qu’en l’absence de solution plus satisfaisante. Par exemple, des listes vraiment à gauche et pas sectaires. Comme celle-ci, tiens, à Lyon, qu’un copain me présente comme suit, en m’invitant à leur meeting du 1er~mars (je transmets, pour les Lyonnais)~:

«Nous avons réussi (après avoir sué sang et eau!) à créer des listes unitaires pour les municipales à Lyon. Cette dynamique rassemble la LCR, les Objecteurs de croissance, Gauche Alter Lyon (créée après les législatives) et des * »électrons libres » . Question choc des cultures, c’est pas piqué des hannetons mais, somme toute, c’est plutôt sympa~! Les listes s’appellent Audaces (et ouais~!), acronyme à comprendre sur notre site.»*

Je vous y renvoie donc ^5 .

Carla ET F.-O.G.

L’Express a donc décroché la première interview de la toute nouvelle MmeSarkozy. Un scoop à l’eau de rose, digne de la presse pour midinettes, mais un scoop tout de même, qui valait bien une photo en couverture de la prima donna . Bon.

Réaction du principal concurrent de L’Express , LePoint , sous la plume de son directeur, Franz-Olivier Giesbert~: «Au Point *, nous ne faisons pas de* « people » *, et ce n’est pas demain que nous ferons notre couverture sur Carla Bruni. Encore qu’on n’y coupera pas quand, comme c’est prévisible, la première dame de France prendra une dimension politique, ce qui n’est pas encore le cas.»* Sacré F.-O.G., plus faux jeton, tu meurs~! Surtout sous la plume d’une des plus belles pipelettes de notre paysage médiatique.

Comme disait le renard: «Ces raisins sont trop verts~!» Ce La Fontaine, hein, quel talent~!

[^2]: «Alain Badiou, Slavoj Zizek… Des philosophes mettent en cause la démocratie électorale. Critique salutaire ou retour des vieux démons~?~­~Ces intellos qui rejettent la démocratie.» Libération des 16-17 février.

[^3]: Badiou vient de publier, aux éditions Lignes, Dequoi Sarkozy est-il le nom ?, un essai qui connaît un succès (relatif) inhabituel pour les livres de ce philosophe; Zizek publie et préface deux anthologies, une sur Robespierre (Stock) et l’autre sur Lénine (Aden).

Edito Bernard Langlois
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