Condamnés à la tôle

Au sud du Bangladesh, Shaheen Dill-Riaz a filmé le quotidien infernal des ouvriers attelés à dépecer les bateaux.

Jean-Claude Renard  • 30 avril 2009 abonné·es

Là où la mer finit, où se dressent les montagnes. Chittagong, le royaume de la paix éternelle, dit-on. Dans le golfe du Bengale, au sud du Bangladesh. Chaque année, la saison des pluies et son lot d’inondations contraignent les paysans du Nord à migrer, en quête de travail. Beaucoup débarquent aux chantiers de démolition des navires, à Chittagong. Dans les années 1960, un gros bateau s’était échoué sur la plage. Les habitants l’ont démonté pour le revendre pièce par pièce. Ça a débuté comme ça.

Aujourd’hui, la production sidérurgique de Chittagong couvre tous les besoins du pays, les chantiers font vivre trois millions de personnes par an. Une fourmilière âpre à la tâche, mêlée de câbleurs, tireurs, découpeurs. Les « bouffeurs de fer » , selon le titre du documentaire. Sans vêtements de protection, pieds nus, ils tirent sur le sable des monstres bateaux, à mains nues, dépècent des épaves bourrées de composants toxiques. Les pires besognes sous l’œil des contremaîtres du Sud. En dehors des chantiers, les autochtones ont aussi la mainmise sur le commerce. Ils ont ouvert des magasins d’alimentation. Les ouvriers, payés avec retard, achètent à crédit. Les prix sont prohibitifs. Les dettes s’accumulent, les empêchant de rentrer chez eux au moment crucial des récoltes.

C’est un cercle infernal que très peu d’ouvriers parviennent à rompre, un cercle entretenu par les patrons de chantier, baptisés les « contractants », complices des commerçants. Quand certains réussissent à revenir chez eux, c’est sans le sou, humiliés, ­épuisés, calés dans leur défaite intime. Et sans autre choix que de recommencer plus tard. Les contractants n’attendent que ça, sûrs de leur main-d’œuvre à bon compte.

Originaire de la région de Chittagong, le réalisateur, Shaheen Dill-Riaz, a voulu « savoir qui sont ces hommes qui viennent quelques mois chez nous, dans le Sud, pour un salaire de misère » . Et de filmer alors une tragédie humaine, un système d’exploitation, dans un langage formel époustouflant, celui de la démolition : les chants, les chœurs en file indienne des tireurs de câble, les lumières vives des chalumeaux déchirant l’obscurité des nuits de turbin, le pas mal assuré d’une frêle silhouette au-dessus des brics et brocs de tôles, le remorquage de gigantesques bateaux sur un océan de boue, les assiettes de riz sous les halos faibles, les empilements de barres d’aciers, le râle du métal. Chaque plan vocifère la dissection des matériaux, hurle dans les limites du cadre, beugle sous un ciel bas. Une féerie aux confins du désastre.

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