Ceux qui ont préparé le terrain à la vague islamophobe

Bien avant Marine Le Pen, de nombreux experts ou éditorialistes ont alimenté le mythe du « choc des civilisations », contribuant à faire de l’islam et des musulmans la nouvelle menace.

Marc Endeweld  • 13 janvier 2011 abonné·es

On aurait pu les appeler les tribuns post-11 Septembre. Depuis bientôt dix ans, ils sont finalement devenus les représentants d’un véri­table néoconservatisme à la française. Par grosses touches, ils ont répandu l’idée d’une France éternelle menacée par les ennemis de l’intérieur version XXIe siècle : les musulmans. Mais, chose étonnante, leurs propos anti-islam sont loin d’avoir suscité des tollés comme ceux avancés par Marine Le Pen. Car, contrairement à la fille du président sortant du Front national, ces derniers, qui ont table ouverte dans de nombreux médias, sont forcément respectables.

Ils forment une nébuleuse hétéroclite d’intellectuels, d’essayistes, d’universitaires en manque de polémique, d’experts en tout genre et de journalistes assoiffés de bonne conscience. Rappelez-vous les débats (anciens) sur le voile à l’école. En 1989, Alain Finkielkraut écrivait ainsi une lettre ouverte dans le Nouvel Observateur pour expliquer que trois collégiennes de Creil fomentaient sous leur foulard un « Munich de l’école républicaine » . Une comparaison douteuse, déjà…
Et le 3 décembre 1989, après un mois et demi de polémique nationale sur ces trois foulards, le Front national emportait deux élections partielles : Marie-France Stirbois était élue députée à Dreux avec 61,3 % des voix, tandis qu’à Salon-de-Provence un lepéniste inconnu arrachait (50,8 %) un canton socialiste depuis plus d’un demi-siècle. Coïncidence ?

Vingt ans plus tard, les éditorialistes de la presse parisienne prennent encore moins de pincettes dans leur critique de l’islam, pris comme un ensemble homogène : un islam qui monte en Europe comme monterait le fascisme. « Cette religion doit abjurer les archaïsmes les plus flagrants de son dogme » , déclarait Christophe Barbier dans l’Express en juin 2008. Le grand ami de Carla Bruni expliquait dans son article que « l’islam de France doit comprendre qu’on ne peut être musulman dans un pays qui ne l’est pas comme s’il l’était ou comme s’il allait le devenir ; et encore moins comme s’il s’agissait de convertir ce pays. Or c’est bien de cela qu’il est question : dans les mots et les comportements de ses imams et de ses fidèles, il faut réguler le prosélytisme de l’islam » . Si l’on suit le propos de Barbier, les musulmans, dans leur ensemble, veulent forcément instaurer un État islamique !

Critiquer l’islam en tant que religion – ainsi que ses intégristes – est une chose ; amalgamer, faire des raccourcis et croire que la situation de la France de 2010 est celle de 1905 en est une autre. Mais il est tellement plus simple de sortir l’artillerie lourde. En septembre 2006, Éric Aeschimann, journaliste à Libération, décrivait déjà « la nouvelle religion des maisons d’édition » . Commentaire toujours d’actualité : « De l’écrivaine bengalie Taslima Nasreen aux caricaturistes danois, les exemples d’intimidation abondent. Mais les menaces ne doivent pas masquer que la religion de Mahomet est l’objet d’un vaste débat sans précédent, dans les pays musulmans comme en Occident. Et que la critique de l’islam est un genre littéraire en pleine expansion, dans un mélange pas toujours sain de fascination et de frayeur » , analysait-il alors.

Comme le souligne, d’une manière anonyme, un éditeur, la critique de l’islam « est devenue un sport national depuis l’affaire du voile » . C’était l’époque où la journaliste Oriana Fallaci vendait 700 000 exemplaires de son brûlot contre l’islam en Italie et plus de 100 000 en France. De son côté, le réactionnaire Philippe de Villiers assimilait sans vergogne islam et islamisme dans un livre, les Mosquées de Roissy, sous-titré « nouvelles révélations sur l’islamisation en France » , qui n’avait guère suscité de protestations. On pourrait en ajouter bien d’autres : Éric Zemmour, Michel Houellebecq, Renaud Camus, etc.

2006, c’est aussi l’époque d’un appel lancé par Caroline Fourest, ancienne journaliste à Charlie Hebdo, sur le « nouveau totalitarisme » , représenté bien sûr par l’islam. Nous étions quelques mois après les émeutes de banlieue de novembre 2005, décrites par une bonne partie de la presse parisienne comme manigancées par les « barbus », avant que les Renseignements généraux eux-mêmes n’expliquent que les intégristes islamiques n’avaient rien à voir là-dedans. Depuis, les câbles de Wikileaks ont rapporté de nombreux propos de l’époque de responsables politiques et de journalistes remplis de paranoïa et de fantasmes à l’égard des quartiers populaires.

À la suite de la deuxième intifada en Palestine, certains avaient déjà préparé le terrain autour du conflit israélo-palestinien. Comme le politologue Pierre-André Taguieff, qui dénonçait en 2002 l’arrivée d’une « nouvelle judéophobie » chez les jeunes des cités, forcément des musulmans très pratiquants, selon lui. Désormais, Taguieff écrit pour le site néoconservateur Drzz.info, où il peut dénoncer sans peur la menace islamiste… Comme il le rappelait encore dans un ar­ticle en juin dernier, « pour autant qu’on se garde de passer de la comparaison suggestive à l’amalgame abusif, […] il peut être intellectuellement fécond de réfléchir sur les dimensions “fascistes” ou “totalitaires” de l’islamisme radical, comme idéologie et comme ensemble de pratiques » . Et, bien sûr, il n’oublie pas de dénoncer une gauche « islamo-gauchiste » ­cou­pable à ses yeux de compromissions à l’égard de l’islam.

Même discours néoconservateur anti-islam du côté de la revue le Meilleur des mondes , créée à l’initiative du Cercle de l’oratoire, un think tank fondé à la suite du 11 Septembre autour de Michel Taubmann, journaliste responsable d’« Arte Info », et de son épouse, Florence Taubmann, pasteur au Temple de l’oratoire du Louvre, et qui avait vocation d’apporter un soutien sans faille au gouvernement américain dans sa guerre en Irak.

Ces dernières années, ce groupe a pu rassembler des philosophes (Monique Canto-Sperber, André Glucksmann, Pierre-André Taguieff), des écrivains (Pascal Bruckner, Olivier Rolin), des historiens (Stéphane Courtois, Max Lagarrigue), des spécialistes des relations internationales (Antoine Basbous, Frédéric Encel), des journalistes (Cécilia Gabizon du Figaro , Élisabeth Schemla), ou d’anciens ministres du gouvernement (Fadela Amara, Bernard Kouchner). Le producteur Daniel Leconte (Doc en Stock), grand ami de Philippe Val, et le journaliste Antoine Vitkine participent naturellement aux débats.

Tous ont soutenu Ayaan Hirsi Ali [^2] en 2008, qui a reçu le premier Prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes, devant de nombreux responsables politiques de droite comme de gauche, alors qu’elle considérait dès 2006 qu’il n’y a « pas de cohabitation possible entre l’islam et l’Occident » . La même année, ce fut également le procès des caricatures publiées dans Charlie Hebdo. « Je riais pour dire aux musulmans : vous faites partie de la démocratie française » , se justifiait à l’époque le dessinateur Riss. Maître Georges Kiejman, qui assurait la défense de ­l’hebdo­madaire, était plus clair : « Par ce procès, c’est aussi le modèle occidental qui est en question. » En octobre 2009, Caroline Fourest s’inquiétait soudainement d’un « retour de flamme anti-islam » . Comme si elle n’avait pas préparé, comme d’autres, le terrain à cette haine qui monte inexorablement un peu partout en Europe. Et qui risque, sous couvert de débat sur la laïcité, d’être au cœur de la campagne présidentielle à venir.

[^2]: Ancienne députée néerlandaise d’origine somalienne, menacée de mort pour ses positions sur l’islam radical.

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