Lou Reed, la révolution de velours

Depuis les années 1960, ce musicien à la fois star et underground a marqué l’histoire du rock.

Éric Tandy  • 31 octobre 2013 abonné·es

Durant les trente dernières années de sa vie, Lou Reed, décédé à l’âge de 71 ans ce 27 octobre, aura cherché à faire oublier le personnage qu’il avait incarné au sommet de sa gloire, entre 1972 et 1975. Celui du rocker déglingué, aux propos souvent détestables, miné par les drogues et l’alcool mais capable d’écrire des tubes fédérateurs (« Walk on The Wild Side » ), d’enregistrer des opéras rock dépressifs ( Berlin ) ou des doubles albums aussi bruitistes qu’inaudibles ( Metal Machine Music ). Sur une chanson (« Average Guy ») d’un disque autobiographique sous-estimé de 1982, The Blue Mask, il se présentait comme quelqu’un de plutôt banal, «   un type dans la moyenne   » essayant «   de faire les choses du mieux possible   ». Dans de nombreuses interviews, on l’entendra ainsi renier son passé de star du rock (même si, bien sûr, il en sera toujours une) préférant se définir comme un auteur « qui interprète lui-même les choses qu’il écrit » ou comme un musicien « qui n’appartient pas au monde de la musique pop » .

Chanteur de rock en recherche de quiétude et de respectabilité artistique, il publiera des nouvelles, fera l’acteur dans des films de Paul Auster ou de Wim Wenders, travaillera sur un spectacle avec le metteur en scène Bob Wilson, fera (en 2003) un disque, The Raven, inspiré par Edgar Allan Poe. Un désir d’éclectisme qui débouchera parfois aussi sur d’épouvantables ratages, comme Lulu, son ultime album enregistré avec le groupe de heavy metal Metallica. Mais, au final, on retiendra surtout de lui ses œuvres les plus personnelles, Transformer  (1972), Berlin  (1973), C oney Island Baby  (1975) ou New York  (1989), son phrasé vocal faussement nonchalant si reconnaissable et le nom du Velvet Underground, qu’il forma en 1965 avec le musicien gallois John Cale, la batteuse Maureen Tucker et le guitariste Sterling Morrison. Sur le premier disque du groupe, paru en 1967, on entend aussi la voix de Nico, l’actrice mannequin d’origine allemande, vue dans la Dolce Vita de Fellini, qui avait échoué à New York et était devenue l’une des égéries de la Factory d’Andy Warhol. Warhol produisit le Velvet et dessina la pochette du 33T (une banane que l’on pouvait peler). L’univers qui entourait le peintre mondain inspira énormément Lou Reed dont les chansons parlaient alors d’addiction à l’héroïne, de sado-masochisme, d’histoires de dealers ou de travestis. Leur son était original, incisif et extrême mais aussi, parfois, adouci par de délicates parties chantées. Parce qu’elle était faite de tensions, de noirceur et qu’elle était viscéralement urbaine, la musique du Velvet Underground était différente de tout ce que l’on entendait à l’époque. Nous étions alors en plein rêve hippie, les groupes de San Francisco, qui tenaient le haut du pavé, préféraient les couleurs du psychédélisme à la noirceur des villes de la côte est.

Le Velvet a été l’un des groupes les plus influents de toute l’histoire du rock. De David Bowie (qui produisit Transformer ) à Patti Smith et REM en passant par Buzzcocks ou Joy Division, la plupart de ceux qui ont un jour ou l’autre rajouté du romantisme noir, de l’intimisme ou de l’expérimentation au rythme binaire ont eu en mémoire la fulgurance et l’originalité du quatuor génial. Le Velvet Underground s’est séparé en 1970 après avoir enregistré quatre albums, tous différents, et des chansons qui font aujourd’hui figures de classiques : « I’m Waiting for The Man », « Sweet Jane », « Rock’n’roll »… Cette dernière, Lou Reed l’avait composée en hommage à ceux qu’il écoutait lorsqu’il était un ado grandissant à Brooklyn. Sa première inspiration, c’était en effet le rock’n’roll de Chuck Berry, de Bo Diddley et des autres pionniers du genre. Il avait aussi aimé le « Doo Wop », qu’interprétaient les groupes vocaux blacks du début des années 1960. Un peu plus tard, il découvrit le free jazz. Sans l’influence d’Ornette Coleman et de Don Cherry, il n’aurait sûrement pas poussé aussi loin les improvisations et les débordements sonores qui caractérisaient les morceaux les plus aventureux du Velvet, « Sister Ray » ou « White Light/White Heat ». Mais peut-être n’aurait-il été qu’un simple musicien, un peu plus doué que la moyenne, s’il n’avait pas rencontré Delmore Schwartz, poète associé à la Beat Generation, auteur de nouvelles, alcoolique et grand paranoïaque. Celui-ci fut son professeur à l’université de Syracuse. Avec lui, il apprit à lire les textes et à les disséquer. Il comprit, à son contact, que l’écriture pouvait parfois être très rythmique. « Je rêvais alors d’écrire comme Delmore Schwartz », raconta-t-il plus tard. Il eut l’idée de mettre certains poèmes de son mentor en musique. Ce qui détermina la suite de sa carrière, celle d’un auteur-compositeur cherchant à allier musique et narration la plus littéraire possible.

Avec Bob Dylan, il fut l’un des premiers à explorer cette voie et à faire du rock autre chose qu’un simple défoulement pour teenagers. Il a d’ailleurs souvent défini sa musique comme étant du « rock adulte ». « European Son », chanson du premier 33T du Velvet Underground, et « The Blue Mask » s ont dédiées à Delmore Schwartz, décédé en 1966 et qui en réalité détestait le rock’n’roll. « Parrain du punk », « Chantre des bas-fonds new-yorkais »,   « Poète de l’ordure » … Beaucoup de qualificatifs – tournant toujours à peu près autour des mêmes thèmes – ont été associés à Lou Reed. Il fut tout cela en effet, mais on peut aussi se rappeler de lui comme quelqu’un parlant des malheurs et des désillusions. Sur une chanson, il évoquait par exemple le désarroi causé par l’assassinat de Kennedy (« The Day John Kennedy Died »), dans une interview, il rappelait aussi les ravages sociaux causés par l’ère Reagan ( « le moment où la politique américaine fut la plus corrompue de toute l’histoire du pays   » ). L’une de ses dernières apparitions publiques, il la fit pour aller soutenir le mouvement Occupy Wall Street. Rocker décadent et déglingué il le fut sûrement, mais c’était il y a vraiment très longtemps.

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