Aux origines du Jihadistan

Les États-Unis en sont réduits à se tourner vers l’Iran pour bloquer la progression des jihadistes en Irak. L’« axe du Mal » va-t-il devenir « l’axe du Bien » ?

Denis Sieffert  • 19 juin 2014 abonné·es

Qui se souvient de Lewis Paul Bremer ? Les Irakiens, eux, ne l’ont pas oublié. C’est en effet à ce personnage que George W. Bush avait confié la tâche d’administrer l’Irak à partir du mois de mai 2003, soit quelques semaines après l’invasion américaine. Ce « proconsul » s’était alors illustré par une série de décisions qui prouvent que le fanatisme n’est pas le seul apanage des islamistes les plus radicaux. Avec la rigidité mentale propre aux néoconservateurs américains, Bremer n’avait eu de cesse de mettre à l’écart tous les sunnites, au prétexte qu’ils appartenaient à la même branche de l’islam que Saddam Hussein. Des centaines de milliers d’hommes ont ainsi été exclus de l’armée et de la fonction publique. Et l’administration anéantie. Sa politique, qui était aussi celle de son mentor à la Maison Blanche, a abouti à remettre tous les pouvoirs aux chiites et à rejeter les sunnites dans la misère et le ressentiment.

Son œuvre, si l’on ose dire, a été poursuivie depuis 2006 par l’actuel Premier ministre, Nouri al-Maliki, qui a multiplié les actes de discrimination et les attaques à l’encontre de la communauté sunnite. Ces simples rappels permettent de replacer l’offensive actuelle des jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) dans la continuité d’une histoire récente. Ils devraient aussi nous éviter de céder à la théorie de la « génération spontanée ». Car ces jihadistes ne viennent pas de nulle part. Certes, ils sont de redoutables fanatiques, et leur chef, Abou Bakr al-Baghdadi, est connu pour sa cruauté, mais la pathologie devient problème politique quand ces gens rencontrent une audience au sein de la population. C’est hélas le cas. Leur prise de contrôle de Mossoul, la deuxième ville du pays, n’aurait pas été possible s’ils n’avaient reçu le soutien des notables sunnites, et s’ils n’avaient pas recruté au sein de cette communauté des hommes livrés à eux-mêmes et revanchards. Ils doivent beaucoup au fameux Paul Bremer… Ce qui fait que, contrairement à Al-Qaïda, l’EIIL n’est pas un label, mais une organisation qui jouit d’une implantation et qui convoite un territoire. La première explication de ses succès militaires est donc irakienne… et américaine. L’autre explication est syrienne… et américaine. Depuis deux ans, la branche syrienne d’EIIL s’est livrée avec Bachar al-Assad à un échange de « mauvais procédés ». Ses combattants font plus la guerre à l’opposition modérée qu’au dictateur syrien. Et celui-ci, de son côté, leur épargne ses bombardements, qu’il réserve à la rébellion ou à d’autres factions islamistes. Le régime de Damas leur a même permis de sanctuariser tout l’est du pays, en bordure de la frontière irakienne.

Mais les jihadistes d’EIIL rendent un autre service, plus précieux encore, à Bachar al-Assad : ils discréditent l’opposition syrienne aux yeux du monde et des Syriens eux-mêmes. On voit dans cette affaire la conséquence des deux fautes historiques des États-Unis : la désastreuse invasion de l’Irak en 2003 et l’abandon des rebelles syriens à la féroce répression organisée par le régime. En Irak, l’intervention américaine, déclenchée à froid, n’avait évidemment aucune raison d’être, sinon mercantile et pétrolière. Il a fallu pour la justifier l’énorme mensonge d’État que l’on sait. À l’inverse, en Syrie, l’initiative venait du peuple, et il aurait fallu armer les premiers rebelles, ceux qui incarnaient une révolution démocratique et sociale.

Américains et Européens ont choisi le pourrissement. Comme d’ailleurs ils laissent pourrir le conflit israélo-palestinien. C’est sur ce terreau que l’islamisme, avec toutes les nuances que ce mot peut contenir, finit par prospérer. Dans ses mémoires, Hillary Clinton raconte comment, en juillet 2012, elle a tenté de convaincre Obama d’aider les premiers rebelles. En vain. Le Président américain craignait que les armes tombent entre les mains des jihadistes. C’était sans compter avec l’aide de riches donateurs des émirats. Autrement dit, les armes sont bien tombées dans les mains des jihadistes, et seuls les rebelles de l’Armée syrienne libre ont finalement été abandonnés à leur sort. Depuis plus d’un an, ils subissent les assauts conjoints de l’armée de Bachar et des jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant. Ce mouvement a exécuté plusieurs centaines de rebelles en 2013. Depuis le mois de janvier dernier, l’EIIL livre une guerre sans merci aux rebelles syriens. Cela, au plus grand profit de Bachar al-Assad. Quant aux États-Unis, ils en sont réduits à se tourner vers l’Iran pour bloquer la progression des jihadistes en Irak. L’« axe du Mal », cher à George Bush, va-t-il devenir « l’axe du Bien » ? Si l’on veut à tout prix trouver quelque chose de positif dans cette histoire tragiquement ironique, c’est cela. La menace d’une guerre israélienne en Iran s’éloigne. Les intérêts américains sont aujourd’hui à front renversé. Cette nouvelle alliance inattendue permettra peut-être, d’une façon ou d’une autre, de bloquer la progression des jihadistes vers Bagdad. Elle n’évitera pas forcément la partition de l’Irak [^2]. Mais, surtout, il n’y aura pas de solution durable tant qu’un pouvoir confessionnel sectaire dirigera le pays. Et tant qu’une solution politique ne sera pas trouvée en Syrie.

[^2]: Voir à ce sujet notre entretien avec Didier Billion, page 14.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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