Éric Hazan : « L’insurgé, c’est celui qui se met debout »

L’émergence de mouvements insurrectionnels depuis 2008 fait évoluer la question révolutionnaire. Pour l’éditeur Éric Hazan, la finalité reste la lutte contre le capitalisme.

Ingrid Merckx  • 27 novembre 2014
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Éric Hazan : « L’insurgé, c’est celui qui se met debout »
© Jon Tyson

Éric Hazan, éditeur et lecteur du Comité invisible, explique en quoi les idées de ceux qui le composent ont mûri depuis L’insurrection qui vient (2007) jusqu’au récent À nos amis (2014), et en quoi leur défense de la « commune » est très actuelle.

À nos Amis paraît sept ans après L’insurrection qui vient, premier livre signé par Le Comité invisible. Quel chemin entre ces deux livres ?

Éric Hazan : Avec le temps, les idées ont mûri. À nos amis est moins triomphaliste et arrogant que L’insurrection qui vient, et plus empreint de subjectivité. Qu’est-ce qu’une insurrection, sinon une modification collective des subjectivités ? Il y a un passage où le Comité invisible écrit : « Les insurrections sont venues  [Tunisie, Grèce, Chili, Espagne, Égypte, États-Unis, Paris, etc. NDLR], mais aucune n’a débouché sur une révolution. Elles sont restées au stade de super-émeute. Cela étant, chacune a apporté quelque chose. Une maturation s’est faite dans les têtes.  »

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À lire le Comité invisible, comment évolue la question révolutionnaire ?

Ceux qui composent le Comité invisible ne se posent pas en surplomb de ces mouvements, ils ne font pas de sociologie des événements ni de philosophie politique. La frontière est de plus en plus nette entre ceux qui préparent une rupture claire et totale avec l’ordre établi, appelons ça « révolution », et ceux qui cherchent à aménager cet ordre établi, que ce soit par la « défense de l’environnement », la « démocratie participative » ou « la lutte contre les inégalités ». Des tentatives de métaboliser des idées dans l’air du temps pour éviter ce que la plupart de ces gens considèrent comme l’ouverture vers le chaos et la violence. Ce processus est bien analysé dans À nos Amis. Ses auteurs s’y refusent absolument. C’est aussi ma position. Blanqui le disait déjà en 1832 : « Tout le monde est démocrate, ce mot ne veut rien dire. » C’était il y a deux siècles, ça ne s’est pas amélioré.

À quoi rêve le Comité invisible ?

Si on dit « rêve », le mot d’après est « utopie » ou « idéalisme »… Le Comité invisible ne rêve pas, il prépare. Que prépare-t-il ? Je ne peux répondre en son nom. D’autant qu’il y a plusieurs étapes dans ce que l’on peut préparer. Dans Premières mesures révolutionnaires, que j’ai cosigné avec Kamo, nous nous sommes projetés après une insurrection victorieuse. Que fait-on ensuite ? Vers quoi s’oriente-t-on ? Nous avons tenté d’expliquer qu’il fallait s’attaquer aux deux grands pivots autour desquels tourne le monde actuel, et qui le transforment en enfer : le travail et l’argent. À plus court terme, ce qui est défini dans À nos amis comme « l’organisation » ne prend évidemment pas la forme d’un parti.

Peut-on parler de mouvement ?

Ça n’est pas un mot gênant, car il recouvre mille et une possibilités, y compris celle de créer et de mettre en communication des communes petites et grandes. « Commune » est un assez bon mot parce qu’il inclut le radical « commun » et aussi des souvenirs historiques. « Commune » me semble vraiment actuel. C’est la réunion de groupes humains par des idées convergentes et par l’amitié, dans des lieux et sur des activités qui peuvent aller d’un petit cinéma de banlieue à la lutte contre un barrage. La constitution de communes est très multiforme. Ceux qui disent que le pays est dépolitisé feraient bien de regarder autour d’eux. Partout où des communes se constituent, il y a de la politique.

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Quels liens ou échos voyez-vous entre le Comité invisible, le groupe de Tarnac et les ZAD, comme à Notre-Dame-des-Landes et au Testet ?

Ce sont des communes et ce sont aussi des lieux où il se passe vraiment quelque chose… Notre-Dame-des-Landes ou Sivens sont des mouvements de protestation qui dépassent la simple défense pour devenir des foyers de contre-attaque. Certains les considèrent comme une opposition à de grands projets inutiles et à une manière dont s’exerce, ou ne s’exerce pas, la démocratie. C’est le point de vue de l’extrême gauche, qui va de Jean-Luc Mélenchon à la gauche des Verts. Si on s’en tient là, on est sur le chemin mais on n’a pas fait le chemin. Derrière ce rideau, c’est le capitalisme. Tous ces projets nuisibles sont de purs produits du capitalisme. On essaie aujourd’hui de lui tricoter un passe-montagne en l’appelant néolibéralisme. C’est une blague. On laisse entendre que, si l’on en finit avec tout ça – Notre-Dame-des-Landes, les retraites chapeaux, le saccage de l’environnement, l’absence de démocratie –, tout ira bien. Mais dire ça, c’est ne pas voir le moteur qu’il y a derrière.

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Est-ce pour cela que l’écologie n’est pas présentée comme centrale ?

Que le capitalisme soit à l’origine du saccage planétaire de l’environnement, c’est sûr. Mais dire « arrêtons le saccage de l’environnement » sans dire « abattons le capitalisme », c’est un leurre. C’est la taxe carbone ou l’écotaxe : des remèdes dont tout le monde sait qu’ils sont inefficaces.

Rémi Fraisse, zadistes, Comité invisible : peut-on poser la question en termes de génération ?

Essentialiser les générations n’est jamais très productif. Mais on peut dire que les jeunes insurgés ont pour une bonne part déjà traversé le rideau de fumée évoqué ci-dessus. Ils doivent apprendre à dépouiller le mot « insurrection » de son attirail historico-légendaire. Le paradigme, c’est la prise d’assaut du Palais d’hiver en octobre 1917. Elle n’a jamais eu lieu, mais on garde en mémoire l’idée d’une foule se ruant sur un lieu symbolique du pouvoir. Il faut se sortir ça de la tête. L’insurrection qui vient et celles qui sont en cours sont et seront tout à fait différentes. L’insurrection tunisienne de 2011 est partie d’un village au centre du pays et, par vagues successives, elle a fini par atteindre Tunis : des vagues populaires et non une prise d’assaut.

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À nos Amis évoque deux tares qui entachent le mouvement révolutionnaire : le pacifisme et le radicalisme. Comment le comprenez-vous ?

L’insurgé, c’est celui qui se met debout. Si on se déclare non-violent, ça veut dire qu’on est déterminé à ne rien faire. Un des points les plus intéressants dans le mouvement zapatiste, c’est qu’après s’être battus avec des armes, les insurgés ont réussi à les garder sans s’en servir. Au Comité invisible, ce ne sont pas des pacifistes. Moi non plus. Mais ils ne cherchent pas la castagne pour la castagne.

L’espace de la lutte, serait-ce le « territoire » ?

Il faut prendre le terme « territoire » non au sens géographique, mais plus largement : ce peut être un journal, un café, une école, un département. C’est le lieu où se constitue un groupe en lutte. Le ministère des bonnets d’âne est un territoire. La Seine-Saint-Denis est un territoire.

Dans À nos amis, on trouve l’idée selon laquelle les insurrections s’interconnectent, comme dans un réseau, une toile…

Il ne faut pas idéaliser les nouvelles technologies. Ce sont de formidables outils au cours d’une insurrection, comme on a pu le voir en Tunisie et en Égypte. En revanche, en temps normal, l’idée que les réseaux sociaux puissent être un grand moyen démocratique est une fumisterie que l’on retrouve d’Alain Soral jusqu’à Podemos. Ça ne remplacera jamais le contact physique, la discussion directe. L’idée de commune est indissociable de l’idée d’amitié. Ça ne veut pas dire qu’on est tous d’accord, mais si l’insurrection n’est pas joyeuse et fraternelle, mieux vaut s’abstenir.

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