La Palestine à corps battant

Avec Archive, le danseur-chorégraphe israélien Arkadi Zaides propose une approche saisissante de la situation dans les territoires occupés.

Jérôme Provençal  • 18 novembre 2015 abonné·es
La Palestine à corps battant
© **Archive** , le 19 novembre à Tournai (NEXT Festival), et les 24 et 25 novembre à Marseille (festival danseM). Photo : Jean Couturier

Si la réalité sociale et politique du monde d’aujourd’hui n’apparaît pas de manière ostensible dans le champ de la danse contemporaine, elle n’en est toutefois pas absente – contrairement à un préjugé solidement ancré. Ainsi la question, de plus en plus taraudante, du vivre-ensemble s’inscrit-elle en filigrane de nombreuses pièces, tels les superbes Gala, de Jérôme Bel, et BiT, de Marin Maguy, pour prendre deux exemples récents. Cette question du vivre-ensemble – qui, en cas de guerre (déclarée ou larvée), devient une véritable question de vie ou de mort – se trouve au cœur d’ Archive, la dernière création en date du jeune danseur-chorégraphe israélien Arkadi Zaides. Né en Biélorussie en 1979, Zaides s’est installé en Israël avec sa famille au début des années 1990. C’est là que s’éveille en lui le désir de devenir danseur. Après avoir suivi une formation au sein de la prestigieuse Batsheva Dance Company, d’où sont issus la plupart des danseurs israéliens contemporains, il commence à développer ses propres projets au milieu des années 2000, s’attachant à témoigner par le corps du monde ô combien chaotique dans lequel nous vivons.

De l’art chorégraphique comme moyen d’expression politique (au sens le plus ouvert du mot). Parmi ses premières productions émergent en particulier Land-Research, sur les rapports entre l’homme et son environnement, et Quiet, pièce incarnée par des interprètes israéliens et palestiniens, réunis sur une même scène pour rendre tangible et sensible la possibilité d’une entente, dans le calme, loin du fracas des armes. Avec Archive, Arkazi Zaides – qui vit à Tel Aviv, soit près de la Cisjordanie – prend littéralement à bras-le-corps la situation dans les territoires occupés par Israël, en se confrontant lui-même, seul en scène, avec des images projetées sur un grand écran, en arrière-plan, sans commentaires. Souvent tremblantes (comment ne le seraient-elle pas ?), ces images ont été captées par des Palestiniens au moyen de caméras vidéo mises à disposition par B’Tselem, centre d’information israélien pour les droits de l’homme dans les territoires occupés, et visent à témoigner du comportement de l’occupant. Ainsi, sur ces images, ne voit-on, à une exception près (un Palestinien traîné à terre), que des soldats et des colons israéliens, entre postures intimidantes et actions provocatrices. Se positionnant alternativement devant ou à côté de l’écran, Arkadi Zaides s’emploie, tel un médiateur jeté dans l’arène, à reproduire par le geste et la voix ces postures et ces actions. En un mouvement mêlant subtilement imitation et distanciation, il fait d’abord corps avec les images puis s’en détache par la répétition, voire la mise en boucle, des gestes, paroles ou cris qui surgissent à (et de) l’écran – jusqu’à atteindre une forme de transe assez impressionnante à la fin de la pièce. Tout du long, et avec une intensité croissante, Arkadi Zaides parvient à traduire au plus vif la tension permanente et la violence latente (et pas seulement latente…) qui règnent dans cette partie du monde.

Par ricochet, il nous amène à éprouver physiquement, sans le moindre pathos, l’angoisse et la peur qui sont le lot quotidien des Palestiniens. À rebours de la dénonciation bien-pensante, il nous propose de vivre et de partager une expérience aussi dérangeante que galvanisante – car elle nous amène à appréhender la situation dans les territoires occupés par un biais très singulier, à la fois réflexif et hyper-sensitif. Insistant sur certaines images ou certains passages, et instaurant un dialogue fécond entre le champ et le hors-champ, Arkadi Zaides nous incite à exacerber notre regard et notre écoute, à intensifier notre présence aux images et aux sons – et par extension notre présence au monde. Foncièrement dialectique, en opposition au ronron schématique du tout-venant médiatique, Archive est aussi une pièce puissamment organique, au souffle haletant et pénétrant : un solo très peuplé et mouvementé, porté par Zaides avec une impérieuse nécessité intérieure, palpable de bout en bout.

Culture
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