Douces propagandes

Une absolue incapacité, quand on est grand patron ou présentateur de journal télévisé, ou « expert », à se mettre à la place de l’autre, humble salarié…

Denis Sieffert  • 8 juin 2016
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Douces propagandes
© Geoffroy Van der Hasselt / AFP

Décidément, le tortionnaire cégétiste n’a pas pitié de la souffrance humaine. Après avoir martyrisé l’automobiliste en panne d’essence, voilà qu’il n’a que faire des victimes des inondations, dont il aggrave le sort en refusant de mettre un terme à la grève, et qu’il s’apprête à pourrir la vie du supporter de foot, avide d’assister à son Euro. J’exagère ? À peine. Car c’est à peu de chose près ce que suggèrent journaux et débats télévisés depuis plusieurs jours [^1]. Quand ce n’est pas dit explicitement. Cette sourde bataille d’opinion qui vise à disqualifier le mouvement social n’est évidemment pas anodine lorsqu’on sait que 58 % des Français s’informent par la télévision [^2]. Que voient-ils à l’heure du dîner ? À vrai dire, rien que du classique. Des gens constamment sollicités dans leur condition d’usager ou de consommateur.

Des « râleurs », comme nous pouvons l’être tous, si on nous demande notre avis au moment où nous faisons le pied de grue sur un quai de gare. Le « micro-trottoir » est à son apothéose. Or, il n’est pas seulement le degré zéro du journalisme, il est aussi la forme la plus pernicieuse de la propagande. On a vu certains soirs les journaux télévisés leur consacrer une bonne vingtaine de minutes. « Et vous, madame, ça fait combien de temps que vous attendez ? » Point besoin ensuite de longs commentaires. Un mot suffit pour guider discrètement notre inconscient là où il doit aller : « Et pourtant, Philippe Martinez n’entend rien lâcher… »

Front populaire

Depuis le 2 juin, notre hors-série « Que reste-t-il du Front populaire ? » est en vente. Nous avons voulu mêler histoire et actualité. Et tirer de cet épisode quelques enseignements pour aujourd’hui. Inutile de dire que j’en conseille la lecture.

Cette construction médiatique s’est répétée avec les inondations. Certes, les crues n’ont pas été imputées aux syndicats, mais les appels à la « solidarité » lancés par le PDG de la SNCF et le Premier ministre ont été relayés à l’envi. Ne serait-il pas temps de cesser les grèves quand le pays est à la peine ? À ma connaissance, il n’est jamais venu à l’esprit d’un journaliste que le gouvernement pouvait aussi renvoyer en commission son projet de loi, « par solidarité » avec les victimes des inondations, ou pour apaiser le pays à la veille de l’Euro. Depuis le début du conflit, ce qu’il faut bien appeler la désinformation a joué de deux ressorts : un, c’est toujours « Martinez » l’agresseur ; deux, le conflit est à peu près sans objet. Ou, à tout le moins, son objet s’est estompé à mesure que le conflit se prolongeait. On a rapidement perdu de vue que ce n’est pas le leader de la CGT qui a demandé que l’on touche au code du travail. Aurait-il donc fallu que le mouvement syndical dise « amen » ?

Les innombrables clichés sur « les Français pris en otage par la CGT » auraient pu, en toute logique, s’adresser d’abord au gouvernement. Mais non. Les syndicats sont les agresseurs parce qu’ils font une montagne d’un conflit qui est sans objet véritable. Cet article 2, ce n’est pas si grave. Pas de quoi en faire une grève générale ! Si bien que, très vite, n’est plus apparue au téléspectateur qu’une gesticulation inexplicable, sinon expliquée par des enjeux de pouvoir, de sordides rivalités syndicales, ou par le caractère irascible de mammouths antédiluviens. Il faut dire que pour le petit monde télévisuel, Philippe Martinez a la moustache de l’emploi…

Mais n’oublions pas dans la désinformation la variante CFDT. Là, il ne s’agit plus de dire que l’article 2 est sans importance, mais au contraire qu’il est bon pour les salariés. Une idée apparemment frappée au coin du bon sens : mieux vaut que la négociation ait lieu dans l’entreprise, au plus près des gens… On aurait pu s’étonner que le meilleur défenseur de la réforme, c’est-à-dire des salariés, ce soit le président du Medef. Mais cette contradiction n’a, semble-t-il, gêné personne, ni Laurent Berger, ni Manuel Valls, ni les bateleurs des plateaux télévisés… En revanche, on s’est bien gardé de développer l’argument de fond, pourtant simple et facile à comprendre : il est moins avantageux pour un syndicaliste de négocier directement avec un employeur dont il est le subordonné, que de confier la défense de ses intérêts, quand cela est nécessaire, à un représentant syndical qui intervient au niveau d’une « branche », c’est-à-dire de tout un secteur d’activité. Quand cela a été dit, c’est précisément par des syndicalistes au cours de brèves interviews. Rarement par les maîtres des plateaux.

Mauvaise foi ? Paresse de celui qui n’est pas allé y voir ? À moins qu’il s’agisse, plus profondément, d’une sorte d’habitus de classe, pour parler le « Bourdieu » dans le texte. Une absolue incapacité, quand on est grand patron ou présentateur de journal télévisé, ou « expert », à se mettre à la place de l’autre, humble salarié… L’habitus de classe, c’est ce qui a violemment agité l’inénarrable Jean-Pierre Elkabbach, l’autre soir à la fin d’une émission consacrée à la Défense nationale. Donc, apparemment, sans rapport avec le sujet. « Vous ne craignez pas que François Hollande ou Manuel Valls cède aux forces conservatrices, vieillissantes, dogmatiques et vieillissantes [bis et sic] ? », demanda-t-il tout soudain à son invité, Jean-Yves Le Drian. « Vont-ils céder au diktat de MM. Martinez et Mailly ? » Là, il ne s’agit plus de douce propagande, mais de la peur ancestrale du grand bourgeois hanté par l’image du bolchevik au couteau entre les dents. Vous avez dit « vieillissant » ?

[^1] Je parle ici surtout des « grands-messes » du 20 heures.

[^2] Enquête Reuters Institute, rapport de juillet 2015.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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