Perturbateurs endocriniens : « Une bataille de lobbying »

Stéphane Horel a enquêté dans le dédale de la Commission européenne pour comprendre ce qui a retardé une réglementation sur les perturbateurs endocriniens.

Ingrid Merckx  • 8 juin 2016 abonné·es
Perturbateurs endocriniens : « Une bataille de lobbying »
© Photo : Volker Hartmann/Getty Images/AFP.

Auteure d’une investigation dans le milieu du médicament, Les Médicamenteurs, et de deux documentaires sur les perturbateurs endocriniens, La Grande Invasion et Endoc(t)rinement, -Stéphane Horel suit depuis 2012 le débat sur ces substances chimiques dans les arcanes de l’Union européenne. Elle en a tiré une enquête qui vire au thriller politico-économique : Intoxication. Introduite dans les couloirs, réels et virtuels, de la Commission, elle met notamment en lumière le travail de fonctionnaires en vase clos dans un tout petit périmètre dont les lobbyistes ont les clés. Fonctionnement qui explique en partie pourquoi l’Union tarde tant à publier une réglementation sur des produits aux conséquences sanitaires désastreuses et sans commune mesure avec le manque à gagner tant redouté par les industriels.

En quoi le 15 juin est une date clé ?

Stéphane Horel : C’est la date à laquelle le commissaire européen à la Santé va proposer une définition des perturbateurs endocriniens (PE) qui permettra de les réglementer. On attend cette définition depuis presque trois ans. En effet, la loi fixait décembre 2013 comme limite à la Commission pour l’adopter, mais une énorme bataille de lobbying s’est enclenchée, faisant dérailler le processus de décision interne, qui a mis en route une étude d’impact. Celle-ci visait à établir l’impact économique d’une réglementation, ce qui est complètement absurde dans le cadre d’une définition scientifique des perturbateurs endocriniens. C’est un peu comme si on se demandait, avant de retirer le Mediator du marché, quel impact cela aurait sur le laboratoire Servier, et que la réponse entrait en ligne de compte.

Cette bataille de lobbying a été menée de façon concertée par deux organisations : l’industrie des pesticides (l’ECPA) et l’industrie chimique (le Cefic). L’étude d’impact a retardé le processus ; du coup, la date limite n’a pas été respectée. Ce qui a beaucoup énervé certains États membres : la Suède en tête, puis la France et d’autres États, mais aussi le Parlement européen et le Conseil européen, qui ont porté plainte devant la Cour de justice européenne. Et la Cour a condamné la Commission pour violation des traités européens.

Y a-t-il un précédent ?

les Acteurs industriels qui pèsent sur la réglementation

Dans son livre-enquête à Bruxelles, Intoxication, Stéphane Horel distingue plusieurs groupes de lobbys :

– Les associations sectorielles et professionnelles : le Conseil européen de l’industrie chimique (Cefic), mais aussi d’autres entités britanniques, états-uniennes, européennes, canadiennes et allemandes.

– Les firmes : BASF, Bayer, Dow, DuPont, ExxonMobil, Syngenta.

– Les organismes scientifiques de l’industrie : Centre européen d’écotoxicologie et de toxicologie des produits chimiques (Ecetoc), International Life Sciences Institute (ILSI).

– Les cabinets de défense de produits, pour la plupart états-uniens.

– Les Think Tanks : European Risk Forum, The Toxicology Forum.

– Les cabinets de lobbying.

– La pseudo-société savante International Society of Regulatory Toxicology and Pharmacology (ISRTP) et sa revue : Regulatory Toxicology and Pharmacology.

La Commission, censée veiller à l’application des lois, est condamnée pour ne pas avoir respecté une loi : c’est une situation unique. Le jugement de la Cour, en décembre, lui demande de ne pas prendre en compte la question économique dans la définition des PE et de publier la définition sans aucun délai. Sauf qu’entre décembre et juin il s’est passé six mois, et la Commission a poursuivi son étude d’impact. Cette situation a soulevé une vague de protestations parmi les parlementaires et, en février, le président du Parlement a écrit au président de la Commission pour lui demander d’agir sans délai.

Qu’attend-on de la définition qui sera finalement publiée le 15 juin ?

La Commission étudie quatre options pour réglementer les perturbateurs endocriniens. Mais la discussion se cristallise autour de deux d’entre elles. D’abord, celle qui est calquée sur la façon dont on aborde les cancérigènes – « certains », « possibles » ou « probables ». L’autre option est une astuce de lobbying pseudo-scientifique élaborée par l’industrie, qui permet de sacrifier certains perturbateurs endocriniens selon un critère dit de « puissance » (« potency ») et de laisser les autres hors de toute réglementation. D’après le peu d’informations qui filtrent d’un processus de décision particulièrement opaque, ça n’est pas l’option favorable à la santé publique qui est en tête.

De quelle manière les grands chimiquiers font-ils pression sur la Commission ?

On a une image simpliste du lobbying : on pense à des députés recevant des amendements « copiés-collés ». C’est beaucoup plus compliqué, en particulier à Bruxelles, -deuxième capitale mondiale de l’influence. C’est l’organisation d’une proximité intellectuelle. Comme l’industrie a beaucoup plus d’argent que la société civile et les ONG qui essaient de représenter ses intérêts, c’est avec les idées de l’industrie que les fonctionnaires et les officiels européens ont le plus de contacts. Le fait que ce soit un petit monde clos où l’entre-soi est la règle rend les décisions perméables à l’influence de l’extérieur, sachant que la force de frappe des industriels est sans commune mesure avec celle des ONG.

Par exemple, le lobby chimique, le Cefic, a un budget annuel de 40 millions d’euros, et la principale ONG santé environnement qui s’est occupée du dossier PE dispose de 680 000 euros par an. La structuration même de la Commission européenne a organisé une perméabilité de la prise de décision aux lobbys industriels.

Quels changements cette définition va-t-elle entraîner ?

On va enfin être fixés sur les priorités des pouvoirs publics européens. Est-ce que la menace de perdre quelques milliards d’euros de chiffres d’affaires est plus importante que l’intégrité physique de 500 millions de personnes ? C’est très difficile d’évaluer la santé. Combien vaut le cerveau d’un enfant ? Ou le système génital d’un petit garçon ? Des scientifiques, conscients qu’il y aurait une absurde bataille de chiffres à Bruxelles, ont tenté d’évaluer le coût des maladies qu’on estime liées à des perturbateurs endocriniens. Ils sont arrivés à une fourchette comprise entre 157 milliards et 288 milliards d’euros. Quitte à comparer l’incomparable, parce qu’on ne peut pas mettre en regard le coût pour la santé et le coût pour l’industrie, et sachant aussi que les chiffres de l’industrie sont toujours largement exagérés, le manque à gagner pour les industriels est, de toute façon, en dessous de l’estimation a minima du coût pour la santé.

Quel écho citoyen rencontre cette bataille ?

La dimension du problème est difficile à appréhender : la société de consommation s’est développée sur la pétrochimie. La plupart des objets qu’on utilise aujourd’hui sont fabriqués à partir de substances chimiques dont on s’aperçoit qu’elles ont un effet sur la santé. Cette question de santé publique est profondément politique et économique : peut-on se permettre, d’autant qu’on va se trouver à cours de pétrole, de vivre dans ce confort pétrochimique sans le remettre en question ? Les plus vulnérables aux perturbateurs endocriniens sont les fœtus. C’est notre responsabilité de nous assurer que les prochaines générations auront des cerveaux pas trop abîmés pour qu’elles puissent notamment continuer à trouver des solutions à cette problématique gigantesque.

Écologie
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