Éric Rochant : « Le risque est de jouir de la violence »

Le Bureau des légendes s’impose comme la première série française à entrer en résonance quasi simultanée avec l’actualité géopolitique. Entretien avec son créateur, Éric Rochant.

Ingrid Merckx  • 21 juin 2017 abonné·es
Éric Rochant : « Le risque est de jouir de la violence »
© Photo : Jessica Forde - Top The Oligarchs Productions / Canal+

En 1994, Éric Rochant, qui a fait ses classes à l’Idhec avec, entre autres, Pascale Ferran et Arnaud Desplechin, réalise Les Patriotes, une fiction avec Yvan Attal sur le recrutement d’un jeune Français par les services secrets israéliens. Depuis, les renseignements le passionnent. Il revient sur le sujet en arrière-plan de Möbius (Jean Dujardin, Cécile de France). Entre-temps, il a découvert le monde de la série avec l’épatant Mafiosa, saga sur la mafia en Corse. En 2015, il s’attelle au Bureau des légendes avec un mode de fonctionnement « à l’américaine » puisqu’il dirige une équipe de plusieurs scénaristes et réalisateurs, dont Elie Wajeman, Hélier Cisterne, Laïla Marrakchi, Mathieu Demy et Samuel Collardey.

Entre la première saison, diffusée au printemps 2015 sur Canal +, sur le retour d’un agent de la DGSE en France après six ans en immersion en Syrie, et la deuxième saison, sur le recrutement d’un jeune jihadiste français par des membres de l’État islamique, diffusée au printemps 2016, il y a eu les attentats du 13 novembre 2015. Mais aussi la loi relative au renseignement promulguée le 24 juillet 2015 et l’installation de l’état d’urgence en France, sans cesse prolongé depuis. De quoi donner une résonance toute particulière à cette série.

Le Bureau des légendes marque par sa manière de traiter de la guerre en Syrie et du jihadisme quasi en simultané, mais aussi par son extrême réalisme. Comment l’écriture du scénario a-t-elle été conçue et comment évolue-t-elle au fil des saisons pour relever ce défi ?

Éric Rochant : En fait, cette « quasi-simultanéité » n’a pas été recherchée. Nous voulions rendre les enjeux narratifs les plus crédibles possible et les plus faciles à partager. Et donc nous inscrire dans un contexte que les spectateurs connaissent déjà. Face au jihadisme, le rôle des services de renseignement paraît évident à tout le monde. Après la saison 1, centrée sur le retour de Syrie de l’espion Malotru, alias Paul Lefebvre (Mathieu Kassovitz), raconter le départ d’un Français pour la Syrie s’inscrivait dans la logique de l’histoire que nous avions commencée. L’idée de départ tournait autour d’un bourreau français de l’État islamique. En fait, notre modèle réel fut celui d’un bourreau anglais que les Britanniques avaient reconnu sur des vidéos d’exécution. Quels problèmes cela pose-t-il à un pays ? Comment se mobilisent les services de renseignements nationaux face à une telle problématique ? Comment cela fait-il évoluer le recrutement des jihadistes ?

La logique même du milieu du renseignement nous oblige à être très au fait de l’actualité. Nous ne nous sommes pas tant documentés chez des experts de l’EI que sur Internet et dans les journaux. En revanche, nous avons consulté des experts sur la manière dont s’exprime l’EI. Être très pointus sur les différentes langues parlées dans ces régions et dans les rangs de l’EI était une volonté de départ : l’arabe irakien, l’arabe syrien, le turc, le kurde, le russe, l’anglais, le farsi… Lors d’un casting tous azimuts au Liban, en Jordanie, en Palestine, en Syrie et en Israël, nous nous sommes attachés à trouver les bons acteurs. Que les dialogues se tiennent dans les langues originales sous-titrées est fondamental pour le sérieux de l’histoire.

Daech est le monstre de notre temps. Le jihadisme l’angle mort de nos sociétés. Pourtant, Le Bureau des légendes donne à ces deux phénomènes des géographies, des visages, des images, des mots : comment avez-vous travaillé cette représentation de l’ennemi et du mal, notamment avec les acteurs qui l’incarnent, mais aussi le passage par la fiction d’un sujet sur lequel on a encore peu de distance ? Comment éviter de « déréaliser » la guerre et le jihadisme ?

Décors, lieux, costumes : pour représenter le mieux possible, nous nous sommes beaucoup documentés. Quels sont les uniformes des combattants sunnites, que porte par exemple le chef du service de renseignement Henri Duflot (Jean-Pierre Darroussin) dans la troisième saison ? Quels sont ceux des forces démocratiques syriennes ? Le respect de la réalité est une étape très importante de l’écriture : nous voulions surtout éviter de nous inspirer de fantasmes. Nous avons peu fait appel à des témoignages : on suppute, on essaie d’être rationnel, d’être juste. Le risque n’est pas de déréaliser la guerre mais de jouir du spectacle. C’est le risque que prennent tous ceux qui mettent en scène la violence. Ce risque est d’autant plus important face à ce grand mal contemporain qu’est Daech.

Nous avons développé une certaine éthique narrative avec l’exigence d’être toujours un peu à distance du spectacle. Un principe : que la violence montrée ne soit jamais gratuite, ni anecdotique, ni directement crue. Qu’elle ait une véritable justification narrative. Exemple : le biais du chien dans la troisième saison, où Malotru, otage de l’EI, est pendu par les pieds. Nous ne montrons aucun coup directement. Nous filmons en plans serrés sur son visage. Puis nous montrons le chien qui regarde d’un air triste son nouvel ami se faire frapper. La scène est déjà métaphorique, dialectisée. La violence est suggérée, nous passons par le filtre de la mise en scène. Et cela nous permet de développer une idée poétique autour de ce chien.

Dans Le Bureau des légendes, « tout est vrai, mais tout est faux », a affirmé Olivier-René Veillon, chef de la Mission cinéma du ministère de la Défense. Comment concilier ce vrai et ce faux avec l’exigence de sécurité ? Comment parler du fonctionnement des légendes sans les affaiblir ?

On ne révèle rien. Aucun fait ni technique. Les personnes qui s’y connaissent vraiment sourient… Ceux qui font ce métier apparaissent comme des gens normaux, qui ont une vie à peu près comme la nôtre. L’Imsi-catcher [1] utilisé dans la saison 3 pour pister des télécommunications n’est pas un instrument spécifique aux services de renseignements, par exemple : je l’avais utilisé dans le scénario de la série Mafiosa. Notre mot d’ordre était de faire « comme dans la vie ». Ne pas passer par des subterfuges et artifices pour convaincre.

Les spécialistes du jihadisme parlent de gagner la bataille de la communication contre Daech. La nomination de la Mission cinéma et le succès du Bureau des légendes participent-ils de cette bataille ? La série, contribuant à « redorer le blason » des renseignements français, peut-elle servir de bureau de recrutement ?

Il est évident que la série profite aux services de renseignement français en termes de communication. Ils en avaient bien besoin depuis les affaires du Rainbow Warrior [le 10 juillet 1985, les services français détruisent le navire amiral de l’organisation écologiste Greenpeace, qui protestait contre les essais nucléaires sur l’atoll de Mururoa, NDLR] et des Irlandais de Vincennes [en 1982, François Mitterrand crée une cellule antiterroriste rattachée à l’Élysée qui se rend coupable d’irrégularités dans le cadre d’une perquisition chez des personnes soupçonnées d’appartenir à l’IRA, NDLR]. Si les agents de la DGSE apparaissent excellents dans Le Bureau des légendes, c’est que le milieu veut ça ! La DGSE recherche l’excellence, c’est sa carte de visite.

Par ailleurs, depuis les années 1980, le monde a changé et, face à l’EI, nos renseignements sont un des premiers boucliers. On a tous envie qu’ils soient bons, même sans les moyens du FBI, de la CIA ou du FSB. Je suis très respectueux de leur travail. On n’écrit pas plusieurs saisons sur un sujet qu’on méprise. Il faut aimer son sujet et ses personnages.

Autour de Mathieu Kassovitz, se trouvent plusieurs personnages de femmes marquants : la négociatrice syrienne, la sœur du jihadiste, le médecin psychiatre, l’adjointe au chef des renseignements, l’agent sismologue et la combattante turque. Comment avez-vous écrit ces personnages ?

Il y a plus de personnages féminins dans le scénario que dans la cour de la DGSE, ses couloirs et ses salles ouvertes aux visites… L’évolution de l’histoire fait en effet de ces personnages de femmes les vigies principales de la trame.

Le sort des jihadistes français et ceux qu’on appelle « les revenants » pourraient-ils faire le sujet d’une prochaine saison ?

C’est prévu, en effet !

[1] Fausse antenne qui permet d’intercepter les conversations téléphoniques.

Éric Rochant Cinéaste.