« Adultère », d’Yves Ravey : Les cornes du destin

Dans son nouveau roman, Adultère, Yves Ravey met en scène une intrigue de jalousie aux accents de critique sociale.

Christophe Kantcheff  • 24 mars 2021 abonné·es
« Adultère », d’Yves Ravey : Les cornes du destin
© JOEL SAGET / AFP

Rien ne va très bien pour Jean Seghers, le narrateur. Son entreprise, une station-service dont il est propriétaire, est en faillite. En outre, il soupçonne que sa femme, Remedios, a une relation avec le président du tribunal de commerce, Walden, qui doit décider du redressement judiciaire. « Cette nuit-là, Remedios est rentrée plus tard que d’habitude […]. Une voiture a déposé ma femme devant la piste. J’ai observé la scène de la cuisine, à travers les fentes des persiennes. Remedios est sortie du véhicule, cheveux dénoués, en appui sur la portière ouverte. Elle s’est attardée à bavarder avec le conducteur, dont je ne parvenais pas à distinguer le visage, mais je n’avais aucun doute sur son identité. »

Nous voici bien dans un roman d’Yves Ravey, avec cette classe moyenne de province dont les agissements pas toujours très nets peuvent, comme dans les films de Chabrol, déboucher sur des drames. Son titre même, qui claque en un mot, Adultère, a ce côté compassé qui désigne un milieu social. Dans ce même ordre d’idées, on a appris dès la première page que Seghers et sa femme, dix ans auparavant, ont fait leur voyage de fiançailles à Venise (qui se fiance encore aujourd’hui ?). Et le narrateur, quand il est à court d’argent, va en piquer chez sa mère, rentière, à son insu. Seghers est aussi un patron sans vergogne. Il a un employé, Ousmane, qui lui réclame en vain depuis des semaines son certificat de fin de contrat et ses indemnités de licenciement.

Bien qu’il soit en difficulté, Seghers semble maîtriser le cours des événements. De ce point de vue, il est aux antipodes de la narratrice du dernier roman de Marie NDiaye, La vengeance m’appartient (voir Politis n° 1642), dont le rapport à la réalité est en permanence fluctuant. Néanmoins, on peut s’interroger sur ce que Seghers contrôle vraiment. La scène où il vient demander des comptes à Walden, en cherchant par un stratagème à lui extorquer des aveux sur sa relation avec Remedios, pourrait être le fruit d’un esprit habile et machiavélique puisque, entre-temps, Seghers a découvert qui sa femme aimait vraiment, qui n’est pas Walden. En fait, il n’entreprend rien qui ne soit sous l’emprise de la jalousie. Dont on sait qu’elle n’est pas bonne conseillère.

Notamment, Seghers commet un meurtre, un incendie criminel qu’il croit pouvoir faire passer pour accidentel. La gendarmerie est évidemment convoquée, mais l’adjudant, incompétent, n’a de cesse de classer le dossier. Celle qui mène réellement l’enquête est une jeune femme envoyée par une compagnie d’assurances. Elle s’appelle Hunter – « chasseur », en anglais, Yves Ravey a toujours le génie des noms (et des prénoms, Remedios…). Hunter est une fouineuse obsessionnelle, qui rappelle l’inspecteur du roman précédent, Pas dupe, tous deux ayant des méthodes à la Columbo : « La présence de cette femme, le répéterai-je jamais assez, indiquait le début de mes ennuis. […] Je pressentais déjà les questions incessantes, les remarques, les Seghers par-ci, Seghers par là, d’autant qu’elle venait d’annoncer son installation dans le bureau, en m’adressant cette remarque que les lances à incendie des pompiers, contrairement à ce que j’avançais, avaient épargné la boutique, les classeurs, les accessoires, les archives. »

Les romans d’Yves Ravey contiennent toujours ce décalage, dans l’atmosphère et dans la langue, qui en fait autre chose que des intrigues d’élucidation. On retient par exemple cette image insolite de la mère du narrateur, qui, réveillée en pleine nuit, porte un maillot jaune de l’équipe de Sochaux (l’histoire se passe dans l’est de la France). Qui plus est, Adultère a une dimension de critique sociale qui se manifeste à plusieurs reprises : le bracelet que Seghers donne à Ousmane pour l’amadouer, le racisme ouvertement exprimé par le premier au sujet de la femme du second – « elle comprend tout juste ce que je lui dis »… Jusque dans la résolution finale, où la solidarité de classe de ces (petits) bourgeois prend le pas sur les sentiments. Adultère : roman marxiste et captivant.

Adultère, Yves Ravey, Minuit, 141 p., 14,50 euros.

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes