« Veilleuse du Calvaire » : Haïti en pente raide

Lyonel Trouillot raconte l’histoire d’une colline prometteuse puis maudite à travers le regard de femmes.

Christophe Kantcheff  • 13 septembre 2023 abonné·es
« Veilleuse du Calvaire » : Haïti en pente raide
Lyonel Trouillet traduit la violence du lieu en une structure romanesque chaotique, un récit secouant l’ordre chronologique, en paroles proférées plus qu’organisées.
© Marc Melki

Veilleuse du Calvaire / Lyonel Trouillot / Actes Sud / 176 pages / 19,90 euros.

La première sélection du Goncourt a été rendue publique la semaine dernière, et pour la énième fois Lyonel Trouillot n’y figure pas. Le jury, qui compte, faut-il le rappeler, des pointures littéraires telles que Françoise Chandernagor, Tahar Ben Jelloun, Éric-Emmanuel Schmitt ou Pascal Bruckner, préfère le calibre bonsaï écriture d’appartement ou le bon vieux roman à la papa à des textes qui, tout en libérant les puissances de la littérature, continuent avec appétit à interroger celles-ci. Des textes qui puisent dans la matérialité d’un pays – Haïti en l’occurrence – et la vie de ses habitants pour créer une langue à la fois collective et singulière.

Cette colline raconte Haïti et Haïti raconte une grande partie du monde.

Tel est le nouveau roman de Lyonel Trouillot, Veilleuse du Calvaire. L’auteur de Bicentenaire aime les paraboles pour raconter Haïti ou Port-au-Prince. Ici, c’est l’histoire d’une colline, dite « du Calvaire », où règne la présence invisible d’une femme (ou de plusieurs en une), la Veilleuse, témoin de tout ce qui s’y passe et l’une des narratrices. Veilleuse du Calvaire est un roman au féminin ; ce n’est pas une première chez Trouillot, où les femmes tiennent des rôles importants (1).

1

Par exemple dans Ne m’appelle pas Capitaine, Actes Sud, 2018. Lire notre article.

« Ils étaient libres, les premiers corps qui sont montés au sommet de la colline. Et puis sont venus les chasseurs, les arpenteurs, les notaires, les banquiers, la loi, le pouvoir, l’ordre, la bienséance, la torture, le viol, les conventions. » Voilà en deux phrases résumée la suite de calamités qui se sont abattues sur ce lieu. Ajoutons la dictature, pour être complet. Pas si original, hélas. Cette colline raconte Haïti et Haïti raconte une grande partie du monde. On ne saurait mieux atteindre à l’universel, qui est pourtant dénié à ceux qui ont leur peuple dans la voix.

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C’est dans la manière que Trouillot est on ne peut plus singulier. Veilleuse du Calvaire n’a rien d’une saga. Même si des personnages ou quelques générations d’une même famille peuvent apparaître comme des fils rouges. Ainsi de Marcello Mérable, le notaire escroc ayant construit sa fortune sur de faux actes de vente et soustrait à sa jeune bonne l’enfant qu’il lui a fait pour le donner à sa femme inféconde. Ou du père et du fils Alarik, aussi atroces l’un que l’autre dans des genres différents, bourreau ordinaire pour le premier, arriviste sans vergogne pour le second, puant tous deux la mort. Ou encore de Gala, « l’écolière parfaite, la fille modèle », qui n’a jamais rien dit à personne de ses activités résistantes, même sous la torture, dont le fantôme revient plus tard dans le roman pour faire justice.

Une histoire pleine de bruit et de fureur

Lyonel Trouillot ne pouvait dérouler son histoire, pleine de bruit et de fureur, sur un tapis tranquille. Il a traduit la violence du lieu en une structure romanesque chaotique, un récit secouant l’ordre chronologique, en paroles proférées plus qu’organisées. Celles de la Veilleuse. Qui cède sa place aux deux tiers du livre à une autre femme, Victoire, qui serait en train d’écrire le roman que le lecteur a sous les yeux. « J’ai promis aux filles un ouvrage improbable, dit-elle. C’est ça, ce livre. Distribuée en trois parties, sauvages, inégales, rebelles à tous les ordres, une fusion sans dissolution : la joie de raconter et la rage de dire. » Lyonel Trouillot ne manque pas d’humour. Il y en a dans cette mise en abyme. Il n’est tout de même pas interdit de penser qu’il reprend à son compte cette déclaration et qu’il n’obéit lui-même à aucun « ordre », y compris commercial.

Victoire ne porte pas son nom pour rien. La colère, le courage, le rêve et la fiction que développent les femmes déplacent des collines, même maudites et martyrisées. Lyonel Trouillot a mis en exergue ces mots de l’écrivain haïtien Jacques Roumain, l’auteur de Gouverneurs de la rosée : « Qu’on fasse reproche à cette violence, mais dans mes livres ne couleront pas des paroles de miel. » Veilleuse du Calvaire est un tir de mortier poétique, assurément gagnant.

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Littérature
Temps de lecture : 4 minutes