La « nostalgérie » de Derrida

Deux ans après la mort de Jacques Derrida, un colloque lui était consacré en 2006 à Alger. Sous la direction du philosophe Mustapha Chérif, les allocutions d’intellectuels des deux rives de la Méditerranée viennent d’être publiées.

Olivier Doubre  • 6 novembre 2008 abonné·es

Lors d’une rencontre avec le philosophe et islamologue algérien Mustapha Chérif en marge d’un colloque à l’Institut du monde arabe en mai 2003, « année de l’Algérie » en France, Jacques Derrida déclarait : « L’héritage que j’ai reçu de l’Algérie est quelque chose qui a probablement inspiré mon travail philosophique. Tout le travail que j’ai poursuivi, à l’égard de la pensée philosophique européenne, occidentale, comme on dit, gréco-européenne, les questions que j’ai été amené à lui poser depuis une certaine marge, une certaine extériorité, n’auraient certainement pas été possibles si, dans mon histoire personnelle, je n’avais pas été une sorte d’enfant de la marge de l’Europe, un enfant de la Méditerranée, qui n’était ni simplement français ni simplement africain, et qui a passé son temps à voyager d’une culture à l’autre et à nourrir les questions qu’il se posait à partir de cette instabilité [^2]. » Longtemps silencieux sur son enfance passée en Algérie, il revenait là sur un sujet qu’il n’avait développé que tardivement dans son œuvre de plus de quatre-vingts livres. Ce n’est en effet qu’au cours des années 1990 qu’il se mit à évoquer sa terre natale. Et, pour première réponse à Mustapha Chérif, il affirma : *« Je voudrais parler aujourd’hui comme Algérien »…
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Illustration - La « nostalgérie » de Derrida


Ce n’est que dans les années 1990 que le philosophe a commencé à évoquer son enfance en Algérie. Robine/AFP

Au terme de ce dialogue, Jacques Derrida accepta une invitation de son interlocuteur à se rendre à Alger. Ce voyage n’aura toutefois jamais lieu puisque l’auteur de Spectres de Marx est décédé le 9 octobre 2004. « Le destin en a décidé autrement » , regrette Mustapha Chérif en ouvrant le colloque international qu’il organisa en novembre 2006 à la Bibliothèque nationale d’Algérie, pour que ce pays rende « hommage à l’un de ses plus illustres fils, Jacques Derrida, notre compatriote, dont la famille a partagé notre histoire pendant cinq siècles, notre ami et notre frère dans l’altérité ». Les allocutions, prononcées en présence de Marguerite Derrida, veuve du philosophe, lors de cette émouvante journée « marquée au sceau de la philosophie et du vivre-ensemble » , font aujourd’hui l’objet d’une publication grâce à la collaboration des éditions Actes Sud et de leur confrère algérien Barzakh. Il faut d’emblée souligner le succès d’une telle manifestation, qui réunit, sur la rive sud de la Méditerranée, philosophes et intellectuels renommés, algériens et français, mais aussi égyptiens, brésiliens ou britanniques, dont beaucoup sont des traducteurs et introducteurs de l’œuvre de Jacques Derrida dans leurs pays respectifs. À la lecture de ce petit livre, confirmant l’aura intellectuelle de Jacques Derrida au sein des universités des ­quatre coins du monde, le lecteur français pourra notamment constater la vigueur de la pensée philosophique chez ces professeurs des facultés du Caire, d’Alger ou d’Oran. Cette « Rencontre d’Alger » doit donc d’abord être saluée pour la réussite de cet échange de haute tenue entre intellectuels qui se côtoient peut-être rarement physiquement.

Tout d’abord, ce que rappellent la plupart des intervenants est la profonde « césure » dans l’existence de Jacques Derrida que constitua, en 1941, son exclusion – parce que juif – de l’école publique française, en application des lois de Vichy dans une Algérie coloniale qui ne fut pourtant jamais occupée par les Allemands. Le décret Crémieux de 1870, qui avait fait des juifs algériens des Français à part entière, venait d’être abrogé. Comme d’autres enfants juifs, le jeune Derrida, âgé de 11 ans, rejoignit alors une école hâtivement ouverte pour ceux-ci par des professeurs juifs, eux aussi exclus de l’Éducation nationale. Mais la violence de son exclusion en pleine année scolaire eut pour conséquence qu’il suivra très peu ces cours. Dans un texte particulièrement émouvant, Hélène Cixous, elle-même juive née en Algérie, interpelle avec force ses auditeurs : « Imaginez l’Algériefrançaise en pire, l’Algériefrançaise Vichyée d’autant plus colonialiste, raciste, veule que vaincue. […] Ce jour-là, Jacques Derrida n’est plus français. Il n’est pas Algérien, il est sans-papiers, il est poussé contraint à une identité qui n’est pas la sienne, à se fondre juif parmi les juifs. Il sèche. Il fuit les assignations, enfermements, appropriations, désappropriation. La déconstruction a commencé. »

Comme le rappelle l’écrivaine, c’est au cours des années 1990, ces « années noires » où la violence déchire à nouveau l’Algérie et que tant de ses intellectuels menacés cherchent à gagner la France, que Derrida, tentant de créer un Comité international de solidarité pour ces derniers, se mit à évoquer publiquement son enfance algérienne et, en particulier, cet événement qui le marqua à tout jamais. Il y revient d’ailleurs au cours de sa discussion avec Mustapha Chérif : « Quand j’avais 10 ans, j’ai perdu la citoyenneté française, au moment du régime de Vichy, et pendant quelques années, exclu de l’école française, j’ai fait partie de ce qu’on appelait, à ce moment-là, les juifs indigènes, qui ont rencontré parmi les Algériens de l’époque plus de solidarité que de la part de ce qu’on appelait les Français d’Algérie. » Et le philosophe algérien d’évoquer la « nostalgérie » de Jacques Derrida, cette « notion qu’[il] a inventée avec ses beaux et douloureux souvenirs » … Or, l’évocation de ce souvenir douloureux, au moment où il s’engage également en faveur des sans-papiers, coïncide avec le début de son travail sur l’un des thèmes majeurs de la dernière partie de son œuvre : l’hospitalité [^3], qui fait l’objet de la remarquable communication de la philosophe Marie-Louise Mallet.

Toutefois, les participants à ce colloque ne traitent pas uniquement de l’influence de l’enfance algérienne sur l’œuvre de Jacques Derrida. D’intervention en intervention, de la question de la traduction (Zohra Hadj-Aïssa, université d’Alger) à celle de la politique dans les textes du philosophe (Anwar Moghith, université du Caire), en passant par la très érudite communication de Bencherki Benmeziane (université d’Oran) sur « Derrida et l’épreuve de la mémoire », les intellectuels présents à Alger esquissent en fait, par touches successives et personnelles, les diverses formes du « regard sur le monde » très particulier du philosophe. Dans sa magnifique allocution sur « La mise à nu des pouvoirs de domination », le philosophe algérois Omar Boussaha salue la méthode derridienne, « aussi novatrice qu’audacieuse » , d’approche des textes philosophiques, qui a œuvré à « déconstruire la Raison occidentale » , notamment son « eurocentrisme » ou « occidentalo-centrisme » , pour mieux « soumettre à la critique le système mondial dominant » . S’il n’a pas élaboré de système politique, notamment « pour éviter la tentation totalitaire » (Anwar Moghith), Derrida a nourri la réflexion de penseurs sous toutes les latitudes. Comptant en outre des contributions de philosophes français importants (tels Jean-Luc Nancy, René Major, Marc Goldschmit ou Denis ­Kambouchner), ce colloque propose une approche tout à fait originale – et à la lecture assez aisée – de l’œuvre derridienne (souvent difficile d’accès). Et alimente la réflexion sur le legs considérable de l’un des philosophes marquants du XXe siècle.

[^2]: L’Islam et l’Occident. Rencontre avec Jacques Derrida, Mustapha Chérif, Odile Jacob, nov. 2006, 176 p., 21,90 euros.

[^3]: cf. De l’hospitalité (avec Anne Dufourmantelle), Calmann-Lévy, 1997.

Idées
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