Sous le feu des luttes mafieuses

Au Kirghizstan, le conflit a causé plus de deux mille morts et des centaines de milliers de déplacés. Mais les États-Unis et la Russie se gardent d’intervenir pour conserver leurs bases militaires.

Claude-Marie Vadrot  • 24 juin 2010 abonné·es
Sous le feu des luttes mafieuses
© PHOTO : DRACHEV/AFP

Au sud-ouest de la Kirghizie, à l’orée des routes qui ­grimpent vers les montagnes tadjikes et sont encore traversées par des troupeaux de milliers de chevaux à demi sauvages, la ville d’Och a toujours été inquiétante, même du temps de l’Union soviétique. La drogue cultivée en Afghanistan pénétrait alors en masse en URSS, avec la complicité des militaires de l’armée du Kremlin. Elle était – et est encore – en vente presque libre sur l’immense marché qui se tient sur les hauteurs aux environs de la ville, où la plus extrême pauvreté côtoie des richesses insolentes symbolisées par des 4X4 aux vitres fumées. Ensuite, cette drogue pénètre par la plaine de Fergana en Ouzbékistan et finit par arriver jusqu’à Moscou.

Les affrontements qui viennent de mettre aux prises la minorité ouzbek et les Tadjiks ne sont pas les premiers. Bien qu’ils n’aient jamais été si violents, ils ne peuvent être analysés sans référence aux luttes que se livrent depuis plus de deux décennies les deux ou trois groupes de trafiquants qui se partagent le marché. Celui de la drogue et d’autres produits, notamment les matériaux de construction. Les politiques locaux, qui ne peuvent les ignorer ou les éliminer, gouvernent sous leur contrôle. Et sous l’œil de Lénine, dont la statue trône sur la place centrale.
Bilan du conflit : probablement plus de 2 000 morts, des centaines de ­blessés ou de brûlés, entre 200 000 et 250 000 personnes déplacées (dont au moins 75 000 Ouzbeks qui ont réussi à se réfugier de l’autre côté de la frontière), beaucoup de destructions dans la ville, où des coups de feu étaient encore entendus dimanche soir, un approvisionnement alimentaire chaotique, des coupures d’eau et d’électricité, une aide en nourriture déjà en partie détournée et en vente sur les marchés. En visite sur place vendredi, la présidente provisoire du pays, Rosa Otunbaeva, affublée d’un gilet pare-balles, a tenté de rassurer les habitants dans un discours qui n’a pas été très bien accueilli. Il est vrai aussi – autre point expliquant les affrontements – qu’Och reste le fief de l’ancien président Bakiev, chassé début avril par une révolte, dans des conditions qui tenaient plus de la lutte de clans plus ou moins mafieux que d’une idéologie. Son frère Akhmad Bakiev, qui tient la région, y compris en protégeant les trafiquants, est soupçonné, avec ses milices armées, d’avoir été à l’origine des premiers troubles. Lesquels ont commencé quelques jours après la mort d’un chef mafieux, Aïbek Mirsidikov, au cours d’une fusillade peut-être organisée par le gouvernement provisoire kirghiz. Histoire sans doute de désorganiser un « milieu » favorable au président exilé. Lequel observe les événements depuis la Biélorussie, où Alexandre Loukachenko lui a donné l’asile que lui avait refusé un autre dictateur : le président ouzbek, Islam Karimov, qui a éliminé politiquement ou physiquement tous ses adversaires depuis 1990.

Tous les tyrans que l’Union soviétique a légués aux républiques d’Asie centrale indépendantes depuis 1990 se sont révélés incapables de gérer les dissensions entre les minorités d’un sous-continent où l’histoire a brassé les peuples. L’absence de tout débat et de toute vie démocratiques a d’autant plus cristallisé les oppositions qu’elles ont souvent été instru­mentalisées. Pour ce qui concerne la plaine de Fergana, où les Ouzbeks tentent de se réfugier,
la création de groupes musulmans intégristes n’a pas arrangé la situation.
Ni les États-Unis ni la Russie, qui entretiennent chacun une base dans la région de Bichkek, la capitale kirghize, loin des affrontements, ne tiennent à se mêler des soubresauts du pays. Ils ont tout à y perdre, à commencer par leur implantation militaire. Une assurance de contrôle ultime pour les Russes en cas d’explosion dans la région, et une plate-forme importante pour l’approvisionnement de leurs troupes vers l’Afghanistan pour les Américains. Ouzbeks et Kirghizes peuvent mourir tranquilles, personne ne va les en empêcher.

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