Nos géographies équivoques

Thierry Illouz  • 9 septembre 2010 abonné·es

Je cherche depuis longtemps à comprendre le mécanisme
de ce qui nous invente un lien avec un pays, une terre,
une langue, je ne parle pas de l’endroit où je vis, de celui qui objectivement me constitue, je veux parler d’attachement sans rapport direct avec le sol où mes pieds demeurent, marchent, circulent,
je parle de pays soumis seulement
au registre des sympathies, des attirances et de toutes les constructions imaginaires qui en font le sel. Je parle
de ces émotions intimes voire secrètes que de tels lieux suscitent. Je parle
de ce tracé sensible qui chemine en nous et façonne des territoires littéralement romanesques au sens de l’histoire,
de l’imagination, de la composition
et de son lien avec ce que l’on pourrait appeler le désir.
Certains parleront de leur Italie,
de leur Angleterre, de leur Canada, que sais-je, de ces villes coups de foudre
où il ne peut se passer une année sans qu’ils ne ressentent le besoin impérieux de les visiter.
J’ai pour ma part ce tropisme-là
pour l’Espagne, ce mouvement intérieur, cette attraction inexplicable.
Au moment où j’écris ces lignes
et pour sonder ce mystère je pose donc l’Espagne devant moi, je l’examine,
je l’observe, je la mesure à la recherche de ce qui m’appelle là, du principe
qui m’appelle là.

Je trouve bien de lointaines origines,
je trouve bien la voix de ma grand-mère oranaise qui me chantait des comptines espagnoles venues d’on ne sait exactement où, par quels détours
elles s’étaient gravées en elle, je trouve bien une fascination déjà ancienne
pour la poésie ibérique, Rafael Alberti, Antonio Machado, Federico Garcia Lorca, évidemment, je trouve bien
mon bouleversement devant l’arabesque violente du flamenco, devant le sanglot retenu, contenu, des voix gitanes
qui portent le cante jondo , je trouve bien le tremblement qui secoue les toiles du Greco, la terreur hallucinée
et captivante des dessins noirs de Goya ou, au contraire, la lumière aveuglante de certains de ses tableaux comme
en moi et comme en chacun cette lumière et ces ombres, et Miro,
et Picasso sans cesse et Tapiès, et tout
ce qui occupe nos yeux et nos mémoires. Aussi l’émotion, le frisson que soulèvent les chansons de Paco Ibanez,
de Juan Manuel Serrat, d’Ismael Serrano et tant d’autres, et le souvenir associé
de mademoiselle Saez, une merveilleuse professeur d’espagnol que j’aurais écoutée à l’infini évoquer tout cela,
ce monde-là et la guerre d’Espagne,
et les tourments et les fureurs
et les poésies. Mais comment ces mille parties de mon goût s’arrangent-elles pour faire un tout si particulier,
si intime, une certitude intérieure d’attachement ?

Dans la boîte Espagne je trouve encore l’éblouissement des lieux, Cordoue
où se mêle le destin croisé des peuples, des religions, Grenade et ses jardins de l’Alhambra, les ramblas écrasées
de soleil qui glissent vers la mer,
les petites rues de Malasana
ou l’agitation fiévreuse de la gran via
de Madrid.
Cette énumération que je convoque, cette liste est une partie de moi,
de mes souvenirs, de ma vie,
du découpage de mon âge, j’ai intégré ces lieux et ces éléments à ce que je suis, petit à petit je l’ai tissé, combiné
avec mon décor, mon quotidien.
J’aurais pu le faire avec mille articles
de ma malle aux trésors, mille souvenirs de voyages, j’aurais pu élire d’autres terres, d’autres refuges.
Je trouve tout cela, je le vois,
je le comprends, et pourtant tout cela n’est pas encore la nature de mon désir, tout cela ne suffit pas en soi , tout cela
ne suffirait pas, non, n’est pas encore assez pour expliquer aussi mon vertige devant les visages, devant les yeux, devant les voix, devant la mélodie
de la langue.
Tout ce que je sais à l’heure où il faut répondre de son identité,
de son pedigree, est que tout en moi
se mélange, la langue dans laquelle j’écris, et que je révère, et l’événement imaginaire de mon Espagne.

J’aime l’idée que nos géographies soient complexes, indéchiffrables, équivoques, j’aime l’idée que nous n’appartenons que partiellement à ce qui nous définit, il y a dans cette conviction-là
une chance d’en finir avec ce que j’entends gronder, monter, revenir,
cette certitude-là qui ferme des portes, dessine des nationalités,
des appartenances, des communautés clôturées, grillagées, ivres, je veux l’avènement de nos Espagnes,
des Espagnes qui nous arrachent au sol, nos Espagnes ramenées d’on ne sait quels limbes en nous, charriées, tractées et mêlées irrévocablement au tissu
de nos décors, jusque dans nos drapeaux et dans nos frontières. Nos Espagnes infiniment.

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