Quand sautera l’ultime verrou

Selon François Cusset, les conditions d’une révolte globale sont sur le point d’être réunies.

François Cusset  • 27 avril 2016
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Quand sautera l’ultime verrou

Les fameuses « circonstances objectives » sont-elles réunies ? L’expression du vieux Lénine, qui s’y connaissait en grondements pré-révolutionnaires, comporte une part d’humeur et une part d’événement, un élément de surprise d’un côté et, de l’autre, la certitude chez un nombre suffisant de dominés qu’ils n’ont, cette fois, plus rien à perdre. Pour que la logique de la révolte aille jusqu’au bout, au lieu d’être un prurit saisonnier ou la bonne conscience des indignés, il faut que les rages collectives contenues aient atteint une masse critique et qu’une étincelle, soudain, mette le feu aux poudres. Imprévisible par définition, celle-ci reste impensable, sous la chape de l’état d’urgence, l’amas des peurs coagulées et, malgré une violence policière qu’on n’avait plus vue depuis longtemps à pareille échelle, cette expertise répressive du « zéro mort » qu’exporte partout dans le monde le ministère de l’Intérieur.

Les silex de la lutte s’entrechoquent jour et nuit place de la République et ailleurs, mais pas encore d’étincelle en vue. Celle-là en revanche, la masse critique des ras-le-bol, est nettement plus manifeste qu’en d’autres temps, et plus déterminée que jamais, surtout, à perdurer. Rien à voir, de ce point de vue, avec les deux derniers grands épisodes d’insurrection française. Quand, à l’automne 1995, salariés et précaires se soulèvent contre le plan de réforme des retraites du Premier ministre, un certain Alain Juppé, la classe dirigeante – experts médiatiques, décideurs libéraux, intellectuels de cour et politiciens conservateurs ou sociaux-démocrates – juge alors d’une seule voix qu’une telle protestation est non seulement passéiste mais, surtout, qu’elle ne prendra pas : il en résulta la plus longue grève générale du pays depuis trois décennies et le réveil des forces sociales après quinze ans d’anesthésie mitterrandienne.

Et quand, en avril 1968, dans l’Hexagone moderne du plein-emploi et de la télé d’État, engourdi par le paternalisme gaullien et les ruses pompidoliennes, l’éditorialiste du Monde Pierre Viansson-Ponté estime que « la France s’ennuie », personne n’y trouve à redire, la grande effervescence du mois suivant étant alors moins imaginable que l’apocalypse nucléaire ou la colonisation de la Lune.

Or, en avril 2016, le moins qu’on puisse dire est que la France ne s’ennuie pas. D’un côté, ce sont l’état d’urgence constitutionnalisé, avec pouvoirs policiers extraordinaires et militarisation de nos villes, l’abandon définitif par un État néolibéralisé des banlieues exsangues et des millions de mal-logés, la criminalisation des mouvements sociaux spontanés et le suréquipement contre-insurrectionnel (la préfecture de police est même en train d’acheter des drones pour surveillance à très basse altitude). Et, en face, de l’autre côté de ce fossé que ne cessent d’élargir les médias complices et les spécialistes de la « Grande Diversion », ce sont des feux et des contre-feux allumés partout dans l’espace social, et se multipliant ces derniers jours à un rythme qui ne trompe pas : zadistes indéboulonnables de l’Isère à la Loire-Atlantique, collectifs ruraux en sécession du Limousin à la Haute-Provence, intermittents du spectacle occupant le théâtre de l’Odéon comme en un autre printemps, grèves sectorielles en rafales mais bien coordonnées, des cheminots aux hôpitaux et de la justice au monde paysan, militants syndicaux battant le pavé ou le lançant sur les CRS sans attendre les consignes de leurs directions dépassées (qu’on dirait, plus que jamais, payées par le patronat et le gouvernement pour endiguer la vague des mécontentements), activistes d’une extrême gauche qui ne croit plus au mensonge de l’élection, réfugiés et sans-papiers bravant l’inhospitalité officielle et le refus de régularisation, indigènes d’au-delà du boulevard périphérique résolus à imposer leur réalité postcoloniale à cette France blanche qui les veut invisibles, étudiants et lycéens qu’ont convaincus d’aller se battre les diplômes inutiles, le chantage au stage et le mensonge grotesque de l’épanouissement par la vie d’entreprise.

Et, à l’épicentre de ces départs de feu, à bonne distance aussi des syndicats et des partis, il y a cette Nuit debout, inédite et opiniâtre, dont on commence à comprendre, au 55 ou 60 mars de son calendrier (commencé le 31 mars), qu’elle n’est pas réductible aux antécédents d’Occupy Wall Street ou de la Puerta del Sol (tout en leur empruntant certains modes d’action), ni au doux utopisme d’un « autre monde possible » ou au moralisme bavard de l’indignation, ni à plus forte raison à la sociologie bobo que veulent lui coller les observateurs myopes.

La « convergence des luttes » dont ces combats divers font tous leur priorité ne se décrète pas, bien sûr, ni ne s’obtient par une stratégie institutionnelle précise, qui n’existe pas. À moins de confondre convergence tactique et unité forcée, car, ici, les écarts d’intérêts, d’agendas et d’objectifs sont moins une faiblesse qu’une possible puissance – au nom de ce « pouvoir humanisant de la division » dont parlait le philosophe Jacques Rancière quand il théorisait les vertus de la lutte des classes.

Cette convergence, en revanche, même ponctuelle et bricolée, suppose trois conditions, nécessaires avant d’être suffisantes. Primo, la désignation d’un adversaire commun, autrement plus vaste qu’une seule loi El Khomri de destruction du code du travail, mais moins flou que l’hydre abstraite du Capital – car, des DRH aux élus zélés, ils ont des noms, des postes, des rôles précis. Secondo, le refus du mirage électoral, refus qu’on sent cette fois largement partagé, le roi (des urnes) étant bel et bien nu après des décennies de promesses bafouées et de serments foulés aux pieds. Tertio, et c’est là que le bât blesse : un accord a minima sur les moyens d’action, compte tenu de la réticence croissante aux logiques de la discussion, mais aussi du risque de scission interne porté par les virées nocturnes pour casser vitrines de banques ou agences de Pôle emploi. La marge d’action est étroite, mais le débat doit avoir lieu, après trente ans de tabou sur ces questions : sabotage ou résistance physique relèvent-ils de la « violence » ? Et quels modes d’action effectifs opposer à la violence sourde du système, celle qui menace, épuise, assigne ou sacrifie des vies ? Ce dernier point est évidemment le plus difficile, l’ultime verrou qui n’a pas encore sauté. Quand il cédera, un mouvement uni déferlera en comparaison duquel Mai 68 et décembre 95 auront l’air d’innocentes parties de plaisir. C’est demain, après-demain – au pire la prochaine fois. Mais dès lors qu’ont été franchis tous les seuils du supportable, c’est pour bientôt. Sans aucun doute possible.

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