Ali : détesté puis adulé

Rarement autant que l’ancien champion, un homme aura incarné une époque. La nôtre et celle d’une Amérique déchirée.

Denis Sieffert  • 6 juin 2016 abonné·es
Ali : détesté puis adulé
© Le 26 mai 1965 à Lewiston (Etats-Unis), lors du championnat du monde de boxe des poids lourds, Muhammad Ali terrasse Sonny Liston en quelques secondes.Photo : AFP.

Le 25 février 1964, à Miami, dans un Convention Hall à demi plein, tant le résultat semble acquis d’avance, un jeune fanfaron du nom de Marcellus Cassius Clay défie le « monstre » Sonny Liston. Il pèse dix kilos de moins que son adversaire, et son passage chez les lourds, après un titre olympique dans la catégorie inférieure, n’a pas jusqu’ici été très convaincant. Quelques mois plus tôt, un médiocre boxeur britannique, Henry Cooper, l’a même expédié au tapis, et il n’a dû son salut que grâce à un subterfuge de son manager. Pourtant le gamin est d’une assurance à toute épreuve. Sur le ring de Miami, on présente, comme c’est l’usage, toutes les vieilles gloires de la boxe. Clay n’a que dédain pour eux. Sauf un. Lorsque Sugar Ray Robinson s’approche, Clay s’incline révérencieusement par deux fois. Scène irréelle à quelques secondes d’un combat qui s’annonce aussi périlleux. Mais l’hommage appuyé au styliste éblouissant que fut Robinson a valeur de promesse. Le jeune Clay ne veut pas seulement vaincre, il veut être « beau » et « grand ». C’est un esthète. Il cultivera le style, sur et hors le ring. Par la gestuelle et par le verbe. Il ne veut pas être un champion de plus, dans une obscure lignée. Il veut forcer le regard de ceux qui n’entendent rien à la boxe. Il déclame des poèmes, hasarde des prophéties, et parle beaucoup, souvent avec une bonne dose d’autodérision. Il connaît Dieu « personnellement », « terrasse des alligators » avec ses points, et, sur un ring, « vole comme un papillon et pique comme une abeille ». De lui, il dit qu’il est « beau, intelligent et modeste ».

Le milieu de la boxe le regarde d’abord avec un scepticisme amusé. L’ancien champion Georges Carpentier soupçonne un imposteur. Pour la crédibilité du personnage, il faudrait qu’il commence par assurer sur le ring. Eh bien, il va assurer. Ou on assure pour lui… Sa victoire sur Liston par un étrange abandon au septième round, et plus encore, le match revanche remporté par K.-O. en quelques secondes (la photo la plus célèbre de l’histoire de la boxe le montre invectivant sa victime étendue à ses pieds) alimenteront les soupçons. Le milieu a-t-il flairé que ce jeune excentrique ferait un meilleur « produit » que le repris de justice Liston, aussi peu loquace que l’autre est exubérant ? Peut-être. Mais ses promoteurs n’avaient pas imaginé que le jeune homme allait aussi rapidement leur échapper. Un an à peine après sa conquête du titre, il se convertit à l’islam, se rapproche d’Elijah Muhammad et de Malcolm X. Il se déleste de son nom de petit-fils d’esclave pour devenir Muhammad Ali. Le rimailleur devient une icône pour tous les Afro-Américains. Un militant anti-ségrégationniste dans une Amérique où le Ku Klux Klan organise encore ses messes sinistres et ses crimes. Le personnage public porte le boxeur. Et le boxeur porte le personnage public. Entre 1965 et 1967, il remporte une série de victoires éblouissantes, qui cette fois ne sont pas suspectes. Son style est flamboyant. Que ceux qui détestent la boxe regardent au moins sa victoire contre Cleveland Williams, en novembre 1966, à l’Astrodome de Houston. Son chef-d’œuvre. En février 1967, il donne un sens politique à son combat contre Ernie Terrell qu’il qualifie d’« Oncle Tom » parce que celui-ci refuse de l’appeler Ali. Au huitième round, il hurle entre deux coups : « What’s my name ? » Une Amérique l’adore ; l’autre, de loin la plus nombreuse, le déteste. Son nom est conspué avant chaque combat.

Deux mois plus tard, Ali accomplit le geste qui fait de lui le porte-parole non seulement de la communauté noire, mais de tous les opposants à la guerre du Vietnam en refusant, comme il le dit, d’aller tuer ces Vietcongs qui, eux, ne l’ont « jamais traité de nègre ». La sublime élégance du boxeur fusionne avec le brio et le courage du citoyen du monde. Le héros devient un rebelle universel. L’égal de Che Guevara dans l’imaginaire de toute une jeunesse. On lui retire son titre, le condamne à l’inactivité, le menace de prison. Il ne cède pas. Nixon le déteste, mais les posters géants du champion tapissent les murs des chambres des jeunes gens, en France et ailleurs. Paradoxalement, on ne le sait pas encore mais, à cet instant, le boxeur est mort. De retour, trois ans plus tard, alourdi et statique, il subit sa première défaite en mars 1971 contre Joe Frazier, qu’il battra deux fois par la suite, au courage plus qu’au talent. Et sa victoire surprise d’octobre 1974, à Kinshasa, contre le surpuissant George Foreman, doit surtout à la ruse. Les jambes ne sont plus là. Le match, immortalisé par le magnifique film de Leon Gast, When We Where Kings, est avant tout un événement politique ambigu. Un Ali, à l’humour dévastateur, harangue la foule, et mesure son immense popularité sur la terre de ses ancêtres. Tandis que le dictateur Mobutu en fait un objet de propagande.

Et comme tous les autres champions, dont il voulait tant se différencier, il ne saura pas s’arrêter à temps. Les sept années suivantes ne seront qu’une succession de combats de trop qui finiront par faire de lui un infirme. Lui qui, avec ses esquives géniales, ne prenait aucun coup, les prend tous. Ali devient un missi dominici quasi officiel d’un message de paix qui n’oblige personne. En cinquante ans, il aura été à lui seul le poing ganté de noir de Tommie Smith et la bannière étoilée dans laquelle s’enroule Carl Lewis. Tour à tour insoumis et symbole olympique. L’Amérique, qui lui prépare des obsèques quasi officielles, vendredi à Louisville, préfère oublier la part d’elle-même qui l’a tant détesté.

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