L’uranium africain : une affaire très politique

Dans un essai magistral, l’historienne Gabrielle Hecht retrace l’histoire du nucléaire, sur fond de néocolonialisme et de coups tordus.

Denis Sieffert  • 20 juillet 2016 abonné·es
L’uranium africain : une affaire très politique
© Photo : ISSOUF SANOGO/AFP

On est parfois tenté d’expliquer le monde par le pétrole. On peut aussi l’expliquer par l’uranium. C’est ce qu’a entrepris Gabrielle Hecht, professeure d’histoire à l’université du Michigan, dans un essai passionnant consacré à l’uranium africain.

Le mérite de cet ouvrage, qui nous plonge dans des archives secrètes, est d’envisager tous les aspects d’une histoire à tous points de vue souterraine. Car la matière première indispensable à la fabrication de la bombe atomique ne pouvait évidemment pas être une marchandise comme une autre.

À partir de la Seconde Guerre mondiale, l’uranium est devenu symbole et instrument de la puissance militaire et stratégique des grandes nations. Les États-Unis d’abord, la France gaullienne ensuite, ont rapidement compris ce qui se jouait. Une « équivalence » s’établit alors entre « nucléarité » et « accès au statut de puissance géopolitique ».

Le cas de la France illustre parfaitement cette stratégie de conversion de l’empire territorial en empire technologique, industriel et militaire. Gabrielle Hecht lui consacre plusieurs chapitres. L’uranium est alors au centre de ce qu’on a appelé le « postcolonialisme ». C’est l’époque où les grandes capitales entretiennent cette ambiguïté que l’on a reprochée beaucoup plus tard à l’Iran entre nucléaires civil et militaire. Lorsque la France, au milieu des années 1950, vend un réacteur à Israël, c’est officiellement pour permettre au jeune État hébreu de produire de l’électricité. Mais nul n’ignore qu’une fois optimisé le réacteur aura une finalité militaire qui bouleversera les rapports de force au Moyen-Orient.

En février 1960, les conséquences internationales de l’explosion de la première bombe atomique française à Reggane, dans le Sahara algérien, n’échappent à personne. La France a pris rang parmi les grandes nations. Au passage, Gabrielle Hecht note que le lieu de cette expérimentation est situé à quelques centaines de kilomètres des gisements d’uranium nigériens, les plus importants d’Afrique et les plus convoités par Paris. Le Niger, le Gabon, l’uranium, le pétrole : nous voilà au commencement d’une histoire trouble, celle de la Françafrique. C’est-à-dire la perpétuation des rapports coloniaux sous une autre forme. Gabrielle Hecht raconte par le menu, une foule de documents et de témoignages à l’appui, l’échange de mauvais procédés entre Paris et les nouveaux dirigeants africains : l’indépendance contre l’exploitation et la commercialisation des matières premières. L’indépendance sans la souveraineté.

C’est aussi la mainmise de l’ancienne métropole sur l’uranium (et le pétrole) contre une garantie de protection militaire. Les dirigeants choisis par Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » de l’Élysée, n’ont guère le choix. Le Nigérien Hamani Diori et les Gabonais Léon Mba et Albert-Bernard Bongo savent bien qu’il ne suffit pas de posséder les ressources naturelles : il faut les extraire, les transformer, les transporter. Des procédés technologiques coûteux que la France maîtrise. En retour, Paris arrose généreusement les clans au pouvoir. C’est le début d’un système de corruption qui fera des nouveaux dirigeants de solides alliés.

Mais il y a une autre contrepartie : la France assure protection à ses obligés contre toute attaque extérieure ou intérieure. C’est le cas dès 1964, lorsque les militaires français remettent au pouvoir le premier président gabonais Léon Mba, victime d’un coup d’État. Anecdote significative : Gabrielle Hecht rapporte que Jacques Foccart exigeait des dirigeants africains qu’ils lui signent des demandes non datées d’intervention militaire. Conservées précieusement dans un coffre de l’Élysée, les missives autorisaient la France à intervenir à tout instant, et en toute légalité internationale… Il est vrai qu’un discours accompagnait cette réalité peu reluisante. Il y était question de « modernisation » et surtout de « développement ». Une « justification morale puissante », note Gabrielle Hecht. Il y eut comme ça quelques assassinats d’opposants politiques.

L’historienne revient aussi sur le rôle de la France dans la tragédie du Biafra. En 1967, Paris a demandé à Bongo, fraîchement arrivé au pouvoir après la mort de Mba, de faire du Gabon la base arrière des militaires français discrètement engagés aux côtés des sécessionnistes biafrais en lutte contre le Nigeria. La France, qui venait de créer Elf-Gabon, mêlée par la suite à tous les scandales, convoitait les réserves pétrolières du Biafra. L’entreprise a échoué, mais la guerre civile et la famine ont causé en trois ans un million de morts.

Il ne faudrait pas croire cependant que les dirigeants africains adoubés par la France n’ont pas eu de velléités d’émancipation. Bongo, en particulier, a manifesté sa soudaine soif d’indépendance en rejoignant le mouvement des « non-alignés », avec lequel il n’avait guère montré d’affinités jusque-là. C’est à cette époque qu’« Albert-Bernard », converti à l’islam, devient « El Hadj Omar ». Quant au Nigérien Diori, il se rapproche du Libyen Kadhafi. Les autocrates veulent prendre des parts dans les consortiums qui exploitent les ressources de leurs pays et vendre à qui ils voudront, sans demander l’autorisation à la France. Il s’ensuivra quelques brouilles et quelques concessions, avant un retour à la normalité postcoloniale dictée par le rapport de force.

Mais Gabrielle Hecht aborde aussi un autre aspect de cette « histoire globale » de l’uranium africain. Celle des conditions d’exploitation des mines. L’historienne décrit le « travail terrifiant » dans la mine gabonaise de Mounana, aujourd’hui fermée : « À tout moment, un puits pouvait s’écrouler ou une explosion de méthane survenir. » Elle évoque surtout les dangers plus insidieux, comme la silicose et l’exposition à la radioactivité du radon. Elle analyse des études épidémiologiques accablantes. On est effaré de mesurer le contraste entre la sophistication des technologies mises en œuvre pour transformer l’uranium en marchandise et l’archaïsme des conditions inhumaines d’exploitation des gisements.

C’est l’histoire du cynisme du monde occidental qui s’étale ici. C’est aussi une histoire de l’Afrique et de cette « décolonisation » à laquelle il faut souvent mettre des guillemets. Plus encore que le pétrole, l’uranium abolit toute morale. Tout au long d’un récit haletant, Gabrielle Hecht nous mène à aujourd’hui, à la dissémination de l’arme nucléaire, à la Corée du Nord, au Pakistan et à la menace terroriste. Instruit par ce récit, on peut y voir plus clair sur les engagements militaires français actuels en Afrique et les mésaventures d’Areva.

Monde
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