Michel Butor, à l’écart, définitivement

L’auteur de La Modification, de L’Emploi du temps et de plusieurs recueils, s’est éteint le 24 août, à l’âge de 89 ans.

Jean-Claude Renard  • 25 août 2016
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Michel Butor, à l’écart, définitivement
© Photo : ULF ANDERSEN / Aurimages.

Difficile de trouver le terme exact pour désigner ou plutôt évoquer Michel Butor. Écrivain, romancier, universitaire, poète, essayiste, critique d’art, intellectuel discret. Inclassable donc. Insaisissable aussi.

Né en 1926 à Mons-en-Bareuil, il glane trente ans plus tard le prix Renaudot pour La Modification, en 1957, un roman déployé en train entre Paris et Rome, à la deuxième personne du pluriel. C’est alors un prof de lettres en fac, ballotté entre les États-Unis, l’Egypte et l’Angleterre, des postes qui se présentent à celui qui a loupé l’agrégation, demeure rejeté par l’université française. Auparavant, il a déjà publié aux éditions de Minuit Passage de Milan (1954) et l’Emploi du temps (1956). À chaque fois, une audace formelle prodigieuse et un regard qui tranchent avec la production habituelle, un phrasé au scalpel, sans un pet de gras. Ce sera sa marque de fabrique (une expression qu’il détestait).

La critique le range du côté des « nouveaux romanciers », entre Robbe-Grillet, Duras et Claude Simon, lui s’en défend, et s’écarte du groupe pour suivre son chemin personnel. À « l’écart ». Ce sera, non sans hasard, le nom de son domaine, en Haute-Savoie, où il s’installe très tôt, guère éloigné de l’université de Genève où il enseigna jusqu’en 1993. Quittant l’univers du roman, mais sans jamais cesser d’écrire (publié donc chez Minuit, et encore chez Gallimard, largement à La Différence et une foule de petits éditeurs), s’interrogeant (presque physiquement) sur la forme et sur les lieux, sur tous les supports – cornaqué aux typographes, aux imprimeurs, aux artistes, pour des œuvres tirées à un nombre d’exemplaires très confidentiel, au diapason d’une correspondance épistolaire qu’il pouvait établir avec n’importe qui, mais furieusement originale, faite de collages.

Voilà tout juste vingt ans, en septembre 1996, au sortir d’une conférence à la Maison de la Poésie, à l’occasion d’un nouveau recueil de poésie, À la frontière, Michel Butor nous avait accordé mieux qu’un entretien exclusif, mais une soirée en tête-à-tête, autour d’une bonne table, entre les verres de rouge sur lesquels il se montrait exigeant, une viande saignante et une assiette de frites qu’il mangeait goulûment avec les doigts. En toute simplicité, et avec beaucoup de rires en coin, de sourires pleins, de drôlerie, avant de reprendre tard le soir un dernier métro le raccompagnant à son hôtel. Déjà à la retraite, à l’écart des médias et de l’université, le voyageur au long cours semblait conquis par sa tranquillité, prenant soin d’éviter de parler de littérature (il n’avait pas envie de faire cours), évoquant Paris, les médias, l’université, dressant, sans en avoir l’air, un bilan de sa vie et du monde en marche.

Extrait

Pourquoi êtes vous si rare ?

Michel Butor : C’est tout simple. Je n’habite pas Paris ! Et ça ne me manque pas. Je suis un scandale pour les médias parisiens : je n’habite pas la capitale ! Mais, est-ce que c’est possible, ça ? ! En plus, je suis un emmerdeur. Parce que j’ai des idées complètement autres. D’abord, je ne suis pas là. Habiter en Haute-Savoie, est-ce que c’est sérieux ? Vous plaisantez ! Je viens à Paris une fois par trimestre, comment voulez-vous arranger un rendez-vous ? Pour Bernard Pivot, Nagui, Arthur, Jean-Luc Delarue, comment peut-on arranger cela ? C’est impossible. Vous ne vous rendez pas compte ? Bernard-Henri-Lévy est à Paris, comme Jean-Edern Hallier ! C’est un crétin, soit. BHL aussi. Mais ce sont des crétins à la mode. Ils n’ont rien à dire, mais ils sont à Paris. Et tous ces gens-là n’ont qu’une envie, celle de paraître. Moi, ça ne m’intéresse pas du tout. De temps en temps, je vois des gens du Monde. Ils viennent jusque chez moi, mais seulement tous les trois ans. Ainsi, c’est moral. Les gens qui aiment ça ont ça.

Comment expliquez-vous qu’on ne vienne pas vous voir davantage ?

Je trouve cela très bien. Si tout le monde venait, ce serait épouvantable. Je partirais ailleurs. Par exemple, je n’ai surtout pas envie de voir Mireille Dumas. Je n’irai jamais à une de ses émissions. Entre médias et public, le cercle fonctionne bien. Il y a le gouvernement qui écoute la télé, et les gens de la télé qui écoutent le gouvernement. Si jamais nous imaginons un gouvernement qui n’écoute plus la télévision, il fera quelque chose d’autre. Si jamais encore nous imaginons une télévision qui n’écoute plus le gouvernement, elle proposera tout à fait autre chose. On peut faire sauter ce cercle : on peut faire sauter soit le gouvernement, soit monsieur Elkabbach ou ses successeurs, ce sont les mêmes. En réalité, c’est beaucoup plus facile et beaucoup plus simple qu’on ne le dit. Tout cela est embrouillé par toutes sortes d’intérêts. Le gouvernement actuel a intérêt à ce que la télévision nous mente. Et la télévision a intérêt à ce que le gouvernement continue ainsi.

Votre discrétion ne vient-elle pas d’un manque de reconnaissance ?

Les émissions essayent de trouver des trucs qui fassent de l’audience. Si jamais un universitaire risque d’en faire, il a toutes les chances d’être invité. Ce n’est pas la valeur, ni la qualité, c’est l’audience immédiate que l’on attend. La parole n’est pas prise par les universitaires, mais par les médias. Je suis autant reconnu aux États-Unis qu’en France, c’est-à-dire assez peu. Mais il y a des passionnés. En France, je suis reconnu peu à peu en tant qu’artiste, mais pas du tout comme universitaire. La France est un pays absolument fermé à cet égard.

Déjà, à l’époque de ma thèse, je dérangeais l’université. D’une part, j’avais été un des acteurs de mai 68, et d’autre part j’étais un personnage connu et reconnu en dehors de l’université, et donc un danger, à cause de mes essais, de Répertoire. Ils étaient intolérables parce qu’ils montraient que la recherche universitaire en France était en retard. C’est cela qu’on ne me pardonnait pas. Il était difficile de neutraliser l’animosité de vieux sorbonnards. J’étais considéré par le système comme tout à fait autre, mais j’ai fait tout ce que j’ai pu pour être en marge.

Finalement, j’ai réussi. J’ai enseigné à l’université de Vincennes, c’était tout à fait suspect. Après quelque temps comme maître-assistant à Nice, je n’ai pas réussi pour autant à être inscrit sur la bonne liste au Comité consultatif, celle des professeurs. Grâce à Jean Starobinski, j’ai obtenu un poste de professeur à Genève en tant qu’invité, puis on a régularisé mon poste. C’était un superbe camouflet de la petite université de Genève à l’université française, pour laquelle j’étais indésirable. Je n’avais aucune raison de revenir en France. Et l’université française n’a jamais compris ce qui s’est passé, pas plus que le ministère. J’ai abandonné totalement l’idée d’entrer à l’université française. Il faut reconnaître qu’au point de vue administratif, elle fonctionne incroyablement mal. Et aujourd’hui, ils n’ont rien changé de leurs habitudes. J’estime aussi que le système universitaire français était tellement pourri que j’aimais beaucoup mieux être ailleurs !

Quand on est rejeté par l’université française, et qu’on revient dans le programme de l’agrégation, n’y a-t-il pas un décalage ?

Je peux être docteur honoris causa de cinquante universités. Cela m’est totalement indifférent. Je pense que le temps passe, c’est tout. Il n’y a pas de raison d’être amer, de toute façon, il faut vieillir tranquillement. Tous ces crétins, je m’en fiche. Leur bêtise est passée. Il y a toujours des gens pour me soutenir, et quelques universitaires. Maintenant, j’ai pris ma retraite, c’est fini tout ça.

Culture
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