David Le Breton : « Une sensualité propice à la pensée »

Pour David Le Breton, spécialiste des mises en jeu du corps, marcher est bien plus qu’un exercice physique : un principe anthropologique propre à enclencher des mutations vitales.

Patrick Piro  • 26 juillet 2017 abonné·es
David Le Breton : « Une sensualité propice à la pensée »
© photo : Gilles LANSARD / Photononstop

On se gardera de voir dans ses propos sur la marche l’éloge d’un saint remède qu’on aurait découvert devant sa porte, une panacée ultra-simple contre les maux du monde. Le panégyrique que développe David Le Breton découle de l’expérience personnelle d’un adepte de la marche et d’une réflexion fouillée sur une activité faussement triviale qui nous ramène aux fondamentaux de notre humanité ainsi qu’à ses valeurs communes. Et les vertus individuelles de cette pratique se répercutent sur les défis collectifs, affirme l’universitaire randonneur : c’est avec des hommes debout et mis en mouvement que l’on peut transformer une société corsetée par le libéralisme et son attirail.

Marcher en parlant politique

La randonnée collective, en France, est née sous Louis-Philippe, dans des associations informelles du Sud, dont la première vit le jour en 1846. Elle était regroupée autour d’une revue créée par des ouvriers : L’Athénée ouvrier, recueil de morceaux poétiques et littéraires, dont les inventeurs étaient un maçon, Charles Poncy, et un cordonnier, François Mazuy. Un de leurs compagnons, Marius Guédon, fonda en 1868 les Francs Caminaïres, « association touristique et provencialiste ». Car ces marcheurs organisés et politiques mêlaient leur goût de la langue d’Oc à celui de la revendication, et alimentaient ainsi leurs promenades autour de Marseille, leurs lectures et leurs nombreux banquets. Paul Ruat, libraire marseillais d’origine modeste, favorisa l’édition de revues et de livres en langue provençale et créa, en 1897, la Société des excursionnistes marseillais, qui existe toujours. Elle était à l’époque liée au Club alpin, né en 1874. Ces marcheurs de montagne inventèrent alors les « Caravanes scolaires », les premières classes nature, au cours desquelles les écoliers parcouraient une trentaine de kilomètres par jour tout en réfléchissant sur la nature, sa protection et les théories nouvelles de Darwin. Parallèlement, les associations de Caminaïres essaimèrent dans le sud du pays, conservant plus ou moins la culture ouvrière de leurs origines. Même si l’embourgeoisement les guettait, leur enracinement originel se perpétua jusqu’au Front populaire, avec les premiers congés payés et les auberges de jeunesse. Lesquelles furent d’abord fréquentées par des marcheurs poursuivant leurs discussions politiques. Comme au siècle précédent. Claude-Marie Vadrot

La marche est souvent considérée par ses pratiquants comme une activité dont l’intérêt dépasse la dimension du loisir ou du sport. Comment la percevez-vous ?

David Le Breton : Comme une reconquête de soi-même, consacrant le retour d’un temps qui nous appartient en propre, la reprise de contact avec un corps occulté, celui d’une « humanité assise » rendue passive par la vie quotidienne, l’usage systématique de la voiture, des escalators ou d’autres outils qui rendent le corps presque inutile. Marcher, c’est goûter à un effort mesuré, ajusté au rythme de chacun, sans imposition, guidé par le simple désir de s’arrêter ou de poursuivre, de faire une sieste ou de prendre un café avec des gens.

Un contrepoint aux dérives de la vie urbaine moderne ?

Sur bien des aspects, c’est de cela qu’il s’agit. Je parle ici de personnes qui s’adonnent à la randonnée – de quelques heures à quelques jours. Marcher dans la nature, c’est reprendre contact avec une sensualité heureuse qui nous est comptée au quotidien. En ville, la vue est devenue un sens utilitaire, sollicité pour vérifier l’absence de voiture avant de traverser ou se déplacer parmi les piétons. Sur un sentier, on contemple des paysages, on en commente la puissance avec des amis. On déguste des myrtilles au bord d’un fossé, on savoure un repas dans une ferme-auberge ainsi que la présence des autres. Dans la nature, on est baigné de sons assortis d’une valeur positive : le cri d’un oiseau, le ruissellement d’une eau, le vent dans les arbres, et même le silence. Alors que notre quotidien est peuplé de bruits, de sons à valeur négative, intrusifs, qui perturbent nos pensées et la qualité de vie dans nos logements. C’est aussi le retour d’un monde olfactif et tactile, de fleurs, de roches, de mousses, d’eau fraîche. Qu’a-t-on le désir de sentir et de toucher en ville ? La marche offre le retour au plein vent du monde, le retour à une sensualité propice à la pensée et à la méditation.

La marche consacre également le retour à la conversation, que marginalise notre monde dominé par la communication, les appels téléphoniques, les e-mails. Quand on marche, on s’écoute mutuellement, on se tait parfois. Nous sommes visage à visage, voix à voix, dans un rythme mutuel. La marche est un haut lieu de retrouvailles, par la mise en commun de repas et d’efforts, par la transmission entre les générations quand on part en famille.

Ceux qui font le chemin de Compostelle aiment à dire qu’ils partagent le pain et ­l’amitié. Les marcheurs retrouvent l’éthique de la civilité. On se salue, on s’entraide, on s’ouvre aux autres. La marche, et plus particulièrement les longues marches, nous replonge dans l’élémentaire de notre ­condition.

En dépit des clivages sociaux ?

Ils ont tendance à s’estomper. Parce que la marche est une manière de se défaire, pour un temps, de son identité. Dans le quotidien, nous sommes en permanence rappelés à l’ordre au titre de notre rôle et de nos fonctions dans la société, de plus en plus saturés d’être « soi », en permanence sur un siège éjectable. Sur les sentiers, en vêtements de marche, on ne porte pas son statut ou son état civil sur le front. On s’esquive paisiblement de son identité, on redevient presque anonyme. La députée côtoie l’ouvrier, le banquier la caissière.

La marche est un formidable lieu de démocratisation : on se rencontre simplement pour ce que l’on est, et non selon les codes qui régissent les positions sociales. C’est facilité par la grande accessibilité de cette activité : le sentier est l’un des rares lieux contemporains où l’on ne paye que de sa personne.

La marche serait une forme de rébellion face aux contingences de notre société ?

Je la vois comme une résistance, dans le sens où elle prend à contre-pied les valeurs dominantes : l’ultralibéralisme obsédé par la performance et qui attise les concurrences ; l’utilitarisme qui exige de justifier en permanence sa place dans la sphère professionnelle, familiale, amicale ; le consumérisme…

La marche s’oppose à l’exigence de vitesse, d’immédiateté. Elle n’a aucun objectif de rentabilité. On s’y autorise à emprunter le sentier le plus long si ça nous chante. La marche – c’est l’une de ses vertus cardinales – ouvre notamment une voie royale vers la lenteur, cette « anti-valeur » dans la société contemporaine. Lors des conférences que je donne, je ressens de la part du public un extraordinaire désir de ralentir, de calmer le jeu. J’aime dire que marcher, c’est perdre son temps avec élégance.

Perdre son temps : cela renvoie à un critère utilitaire. Ne nous resterait-il que l’élégance pour s’en départir un peu ?

C’est un clin d’œil ! Je veux signifier par là que marcher donne du contrôle sur le temps, quand c’est en général le temps qui nous contrôle. L’amour, le vin, la lecture, un repas… Les choses les moins « utilitaires » sont les plus belles de nos vies. Quand l’immense majorité se plaint de « n’avoir pas le temps », la marche redonne à foison du temps non fonctionnel, non plus régi par des contingences professionnelles ou sociales, mais par le désir, seule instance à laquelle nous acceptons alors de rendre des comptes. C’est le retour du kairos, ce temps propice et heureux qui détrône le chronos, le temps des horloges.

La marche ouvre donc vraiment toutes ces portes ? Ne s’agit-il pas d’une idéalisation ?

Je ne parle pas ici de marche sportive ou d’une activité physique prescrite par le médecin. Il s’agit d’une réalité que je peux notamment rapporter au titre de mon expérience personnelle. Je vis à Strasbourg, avec un agenda saturé, des déplacements, des responsabilités envers des étudiants. Dès que je le peux, je m’offre deux ou trois jours de marche dans les Vosges, et c’est à chaque fois une parenthèse enchantée, une respiration des sens, du corps, du souffle. Dans ces moments, j’ai l’esprit qui « bat la campagne ». J’ai le sentiment, à chacune de mes marches, de retrouver le fil de mes idées, de la distance. La marche, je le crois, permet de rendre la vie acceptable et heureuse. Elle est une matrice du goût de vivre.

C’est une forme de cure ?

J’ai beaucoup écrit sur les vertus thérapeutiques de la marche. Marcher, et particulièrement sur un temps long, est générateur de guérisons et de métamorphoses. De retour du chemin de Compostelle, il est courant d’entendre des « pèlerins » raconter qu’ils ne sont plus les mêmes. Sur les sentiers, on croise des personnes dépressives, en rupture de couple, licenciées, en deuil, etc. qui retrouvent goût à la vie, prennent des décisions pour démarrer un nouveau projet et changer des choses importantes dans leur quotidien. Ce sont des parcours initiatiques, des modes de reconversion, de dépouillement.

La marche aide à résoudre des difficultés personnelles et à retrouver une hiérarchie des valeurs. Des structures comme l’association Seuil, par exemple, obtiennent des résultats stupéfiants avec des mineurs en rupture et des personnes en réinsertion après une peine de prison. À l’initiative, parfois, du juge pour enfants, ils se voient proposer de marcher à l’étranger avec un encadrement, en Espagne, en Italie, en ­Allemagne, jusqu’à 2 000 kilomètres. Ils échappent à la sédentarité d’un quartier, vivent une aventure collective, se collettent avec les éléments. Au retour, ils sont méconnaissables. Leurs parents ou leurs proches les retrouvent apaisés ; certains reprennent goût aux études.

La marche procède d’un principe anthropologique : se remettre debout, traverser ses difficultés, renverser des obstacles, débusquer des solutions pour faire muter sa vie.

Et au-delà ? Les vertus de la marche rejaillissent-elles sur le collectif ?

Il n’est pas difficile de concevoir qu’une activité qui permet de reprendre des forces et de retrouver de la combativité puisse servir l’intérêt commun. Prendre conscience des bénéfices individuels auxquels on pourrait accéder pour sa vie est une porte d’entrée de la résistance citoyenne. Le goût de vivre, la valorisation du lien aux autres et le regain de civilité soutiennent les combats politiques, syndicaux, professionnels. La marche, activité à hauteur d’homme, pratiquée dans une égalité absolue, où l’échange et la solidarité sont des modalités naturelles, est un appel à s’opposer à la concurrence ou au consumérisme, qui constituent les carcans de notre société.

David Le Breton est sociologue et anthropologue, professeur à l’université de Strasbourg. Dernier ouvrage paru : Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Métailié, 2015.