Double deuil à Istanbul

Entre autofiction et enquête, Valérie Manteau part dans _Le Sillon_ sur les traces de Hrant Dink, journaliste arménien de Turquie assassiné en 2007.

Anaïs Heluin  • 29 août 2018 abonné·es
Double deuil à Istanbul
© photo : Sigolène Vinson/Tripode

C’est l’amour qui, en 2013, la pousse à quitter Paris pour Istanbul. C’est du moins ce que dit la narratrice dans les premières pages du Sillon, second roman de Valérie Manteau, à qui elle ressemble étrangement. Très vite pourtant, ses errances à travers la ville prennent une autre direction. Dans le pays qui, selon Amin Maalouf, dont elle rapporte les mots, « s’est détourné de son passé ottoman et a renoncé à sa primauté au sein du monde musulman pour s’identifier à ­l’Europe », Paris lui revient, via un événement qui était surtout au centre du premier livre de Valérie Manteau, Calme et tranquille (1) : l’attaque de ­Charlie Hebdo, où l’auteure a été journaliste de 2008 à 2013. Atteinte par l’« intranquillité turque », elle convoque mythes, histoire, littérature et expérience personnelle pour tenter de comprendre ce qui arrive à la France et à la Turquie. Et, de là, au monde.

Dans son errance urbaine, sentimentale et intellectuelle, la jeune femme rencontre un homme dont elle n’avait jamais entendu parler auparavant. Soit Hrant Dink, « le créateur du premier journal bilingue turc-arménien “Agos”, charismatique et infatigable promoteur de la paix, assassiné par un nationaliste en pleine rue à Istanbul en 2007 », lui apprend son amant, qui s’éloigne d’elle au fur et à mesure qu’elle s’enfonce dans la ville. Dans le « sillon » – agos en arménien – laissé par le défunt, devenu un symbole fédérateur pour la société civile engagée dans un combat pacifiste pour la démocratie, sur la place Taksim en 2010, et après, de manière plus discrète. Le Sillon est donc le récit labyrinthique de deux deuils davantage liés qu’il n’y paraît d’abord : celui de la relation amoureuse et celui du journaliste, sur les traces duquel part la narratrice.

Sorte de Candide au féminin, souvent inconsciente des blessures que remue sa quête, l’héroïne de Valérie Manteau ne suit aucun plan préconçu. Au hasard des rues et des rencontres, ses déambulations décrites par la romancière à travers un flux de conscience tantôt poétique tantôt quasi journalistique se transforment sans cesse. D’une rêverie solitaire et intime, on passe progressivement à une réflexion politique et littéraire. Le tout dans une profonde mélancolie, une forme de dépression que la narratrice partage avec la plupart de ses interlocuteurs, des artistes et des intellectuels turcs qui l’accompagnent dans sa recherche.

Tandis que l’histoire d’amour se dissout, le récit convoque en effet de plus en plus d’auteurs. Hrant Dink en premier lieu, régulièrement cité par la narratrice, mais aussi des écrivains turcs emprisonnés tels qu’Asli Erdogan, Necmiye Alpay et Ahmet Altan, en exil comme Pinar Selek, encore libres dans leur ville comme Fethiye Çetin, et l’écrivain marseillais d’origine arménienne Jean Kéhayan. D’autant plus précieux qu’il est freiné par des difficultés de langue dont il est souvent question, le pont que Valérie Manteau dresse entre la Turquie et la France fait ainsi l’éloge de la littérature et de la pensée comme derniers lieux d’une rencontre possible.

(1) Éditions Le Tripode, 2016.

Le Sillon, Valérie Manteau, Le Tripode, 280 p., 17 euros.

Littérature
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