« Les bourreaux n’ont pas d’insomnies »

Chercheur en psychologie sociale*, Harald Welzer a enquêté sur les « exécuteurs » durant les génocides. Il décrit, dans son examen clinique, des personnalités d’une terrifiante normalité.

Olivier Doubre  • 10 janvier 2008 abonné·es

Vous menez en Allemagne une partie de vos recherches sur le génocide de Juifs sous le IIIe Reich. En France, le passé concernant le régime de Vichy est longtemps resté enfoui, pour ressortir avec force depuis deux ou trois décennies. Est-ce le cas en Allemagne~?

Harald Welzer : C’est le cas surtout depuis 20 ou 25 ans. Cela a d’ailleurs commencé avec la diffusion à la télévision de la série Holocaust, qui a déclenché un très large débat dans la société allemande, entraînant progressivement la modification substantielle des programmes d’enseignement de l’histoire à l’école. Aujourd’hui, personne n’ignore ce que fut le national-socialisme, le nom d’Auschwitz et le nombre de victimes. Ce qui n’était pas le cas jusqu’à la fin des années 1970. L’Allemagne a connu sur cette question un profond changement.

Illustration - « Les bourreaux n’ont pas d’insomnies »

Adolf Hitler rencontre des membres des SS, à Berlin, en 1937, sous le regard d’Heinrich Himmler. AFP

Votre livre s’intitule «~les Exécuteurs~» et non pas «~les Meurtriers~». Pourquoi avoir choisi ce titre~?

Tout d’abord, le terme «~meurtrier~» induit de fait une position normative, un jugement de valeur. Mais, surtout, je voulais signifier que les bourreaux, dans les camps de concentration ou lors des autres génocides de l’histoire, ne se voient jamais en «~meurtriers~», ni pendant leurs actes ni après. Mon propos était de faire une description aussi «~clinique~» que possible et de tenter de maintenir autant que possible une distance, une certaine neutralité. Le titre du livre devait donc indiquer cette intention, qui répond aussi à une exigence méthodologique. Le fait qu’ils ne se considèrent pas comme «~meurtriers~» est d’ailleurs ce qui m’intéresse le plus~: pourquoi, après 1945, alors que le cadre normatif a changé, les anciens SS continuent-ils à ne pas se penser comme des meurtriers~? La plupart d’entre eux, pour ce que l’on en sait, n’ont pas eu d’insomnies, ni d’angoisses, ni de remords. Peut-être certains buvaient-ils un peu plus que d’autres, mais la plupart n’ont pas souffert de ce qu’ils avaient fait ni n’ont eu de crises de conscience…

Vous avez donc travaillé sur les bourreaux. Pourtant, à la lecture de votre livre, on a bien peur que votre recherche concerne aussi chacun d’entre nous…

Malheureusement oui~!

Vous écrivez en effet que le fait de «~les considérer comme des meurtriers nous aide nous-mêmes à affronter la monstrueuse atrocité de leurs actes, parce que cela renforce notre conviction de n’être jamais capables de choses pareilles~» . Comment ce processus psychologique fonctionne-t-il~?

Il s’agit d’un phénomène extrêmement intéressant de la psychologie humaine, souvent décrit sous l’appellation d’«~erreur fondamentale d’imputabilité~»~: lorsque je fais quelque chose de mal, j’en attribue immédiatement la cause aux circonstances extérieures. J’ai dû faire cela «~parce que j’ai été forcé~» ou «~parce que cette situation a exigé de moi un tel acte~»… En gros, ce n’est pas moi, mais les circonstances, que j’appelle en responsabilité. Au contraire, lorsque je dois juger l’acte de quelqu’un d’autre, qui a commis quelque chose de mal, mon premier réflexe sera de dire : «~C’est un salaud~!~» ou bien, pire~: «~Il a toujours été comme cela~!~» Immédiatement, c’est la personnalité tout entière de l’autre qu’on se met à interpréter et à juger ainsi. Ce qui a l’immense avantage de nous permettre de nous considérer en dehors, d’établir une distance entre l’auteur de l’acte et nous-mêmes~!

Ce mécanisme psychologique très courant explique formidablement bien pourquoi nous tendons immédiatement à percevoir les exécuteurs comme le mal incarné, et à croire qu’ils avaient des prédispositions spécifiques pour commettre de telles atrocités. Surtout, on ramène leur personnalité à cette seule et unique dimension . Afin de penser, en somme, qu’ils ne sont que des monstres ! Or, lorsqu’on reprend les recherches menées par les psychologues qui ont interrogé les bourreaux nazis après la guerre, on s’aperçoit qu’il n’y avait parmi eux qu’à peine 5~% de sadiques ou de personnes souffrant de véritables troubles psychologiques. Primo Levi, dans Si c’est un homme , ne s’y était pas trompé lorsqu’il écrivait~: « Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires~»

Vous avez étudié en particulier leurs façons de justifier leurs actes, même les plus horribles, après la guerre. Comment se débrouillent-ils avec les atrocités qu’ils ont commises~?

C’est là une question fondamentale. À part quelques-uns qu’on peut véritablement qualifier de fous ou de psychotiques (qui, j’insiste, sont une infime minorité), aucun ne considère jamais le fait de tuer de façon positive. Tous reconnaissent que les meurtres qu’ils ont commis furent la pire chose qu’ils aient faite de leur vie. Cependant, ils ajoutent immédiatement~: «~Nous devions le faire~», et présentent ces actes comme un «~sale boulot~» qu’ils ont eu à accomplir, qui devait être accompli malgré tout, «~car l’histoire [les] obligeait à le faire~» . En outre, ils justifient ces actes «~désagréables~» , ce «~sale boulot~» , par le fait que les générations suivantes allaient en retirer des bénéfices importants, que «~[leurs] enfants seraient enfin libres~» . Ainsi, cette justification revient également dans le cas du génocide des Tutsis au Rwanda. Poursuivant leur propos, les exécuteurs se présentent alors quasiment comme une génération qui a dû se sacrifier pour la suivante, qui a dû «~se salir les mains~» pour éviter à ses descendants d’avoir à le faire…

Ce phénomène est fondamental pour comprendre ce que j’évoquais auparavant : le fait que la plupart des exécuteurs aient pu vivre tranquillement, sans problème de conscience, après la guerre ou la période des massacres. Considérer qu’ils ont été contraints ­ «~par l’histoire~», «~pour leurs enfants~», etc. ­ de commettre des actes inhumains, qu’eux-mêmes considèrent comme inhumains, leur permet de se «~situer~» à nouveau, de se replacer parmi les humains. Et de mettre une distance entre eux et les actes inhumains commis. Ce type d’argumentation apparaît très clairement dans les discours d’Himmler, lorsqu’il dit~: «~Personne ne saura jamais ce que nous avons dû faire~» et «~combien nous avons tellement souffert~» . Ils ne sont pas fiers de ce qu’ils ont fait, ils n’aiment pas tuer, mais «~ils ont dû le faire~» . C’est ainsi qu’on a pu entendre certains accusés à Nuremberg oser dire que leurs hommes avaient «~souffert davantage que les victimes~»~! On a alors pensé qu’ils faisaient preuve d’un cynisme incommensurable. En fait, ces déclarations expriment, paradoxalement, dans leur esprit, une volonté de se replacer du côté de l’humanité. Et c’est certainement ainsi qu’ils ont pu vivre une vie paisible après la guerre. L’esprit «~tranquille~».

Idées
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