« Les SDF sont devenus plus visibles et moins visibles »

Dans un centre d’accueil Emmaüs, au cœur de Paris, les équipes de maraudeurs estiment que l’action des Enfants de Don Quichotte a desservi un certain travail social et donné trop d’espoirs aux sans-abri. Reportage.

Xavier Frison  • 23 octobre 2008 abonné·es

« Allez, casse-toi de là ! » À deux pas du centre d’accueil Emmaüs de la rue Montesquieu, dans le Ier arrondissement de Paris, il ne fait pas bon demander la piécette à un cuistot en pause. Voisin du somptueux ministère de la Culture, tout proche du Conseil d’État et du Louvre, ce centre occupe un vaste immeuble mis à la disposition de l’association Emmaüs par la ville pour trois ans. Expérimenté depuis ­novembre 2007, cet accueil mise sur le concept « d’abri-lit ». Le principe : une durée de séjour brève, à contre-courant du concept de « stabilisation », aujour­d’hui privilégié, et un accompagnement social articulé autour des ma­raudes et des accueils de jour. Sur les 45 personnes accueillies chaque soir, entre simples ­places de repos et lits doubles dans des ­chambres spacieuses et ­propres, seules cinq ­viennent du « 115 ».
« Le 115, c’est un numéro de téléphone. Les gens sont orientés ici sans savoir à quoi s’attendre, où ils se trouvent, et nous, nous ne les connaissons pas. Quand on ne peut leur proposer qu’un fauteuil, cela peut créer des problèmes » , déplore Aziz Diop, responsable du centre Montesquieu. Ici, on mise avant tout sur les liens tissés par les six maraudeurs professionnels qui sillonnent les six premiers arrondissements de la capitale jour et nuit. Ils vont à la rencontre de ceux qui échappent aux dispositifs d’hébergement pérenne ou ne sont pas prêts à retrouver un habitat stable. La plupart des hébergés de nuit au centre arrivent donc « sur invitation ». « Il faut qu’ils soient connus de nos équipes, reprend Aziz Diop, qu’ils soient ponctuels et respectent les règles du centre. » Juste à côté du centre de nuit, Montesquieu propose également un accueil de jour destiné aux femmes.

Au quatrième étage du centre de nuit, Miguy Leste, chef de service de la maraude, explique de sa belle voix rauque pourquoi Montesquieu était nécessaire : « Dans un ancien centre, rue des Bourdonnais, on s’était rendu compte que les gens étaient réticents à venir à l’accueil de jour. » La mise en place d’un service de maraude de jour et de nuit, ainsi que le tissage patient d’un lien social personnalisé permettront d’en faire venir beaucoup dans la nouvelle structure. « Il faut trouver un équilibre entre travail humanitaire et travail social, tout en suscitant l’envie de se bouger, explique Miguy Leste, forte de huit ans d’expérience, Et ce, sans rompre le lien créé pendant les maraudes. C’est un travail de longue haleine. »
Dans ce contexte, l’irruption des tentes distribuées par Médecins du monde aux sans-domicile à partir de décembre 2005 et l’action des Enfants de Don Quichotte pendant l’hiver 2006 ont bousculé le travail. « Cela a permis de mettre en exergue la problématique des SDF, se félicite Miguy Leste. Mais on s’est penché sur le plus visible, l’habitat, en oubliant les problèmes de travail, de rupture familiale, de souffrance psychologique, qui poussent les gens à la rue. Bien des personnes ont quitté les centres de stabilisation pour revenir à la rue, encore plus énervées qu’avant. » Après les actions de Médecins du monde et des Enfants de Don Quichotte, les ­places de stabilisation ont été multipliées au détriment de l’accueil court. Or, « ceux qui sont bien en stabilisation y restent » , observe Aziz Diop. Comme ils ne rejoignent pas ­d’autres types d’habitat, dans le parc social traditionnel, par exemple, « il n’y a plus de place pour les autres » , regrette-t-il. D’un « point de vue personnel » , Miguy Leste estime que le coup de force des Don Quichotte, dont elle « ne remet pas en cause la sincérité » , a « cassé un certain travail social et donné trop d’espoirs. J’ai vu des gens, déjà en parcours d’insertion, avec une chambre d’hôtel ou un travail, qui ont tout lâché pour rejoindre le canal Saint-Martin. Il y a eu une sorte d’euphorie sur le mode “Nous avons le droit à un logement”, mais on a négligé les raisons pour lesquelles les gens étaient à la rue. Tout en ne mettant en avant que la question des droits, et pas celle des devoirs. À cela s’ajoutait une méconnaissance du public. En voulant bien faire, on a joué avec la misère des gens. »
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Quant aux tentes, elles n’ont pas fait l’unanimité. *« Moi, ça m’a scandalisé,
s’enflamme Éric, maraudeur de Montesquieu. Ça fait neuf ans que je traîne dans la rue. On tisse un lien, comme des fileurs. » Humilité, attention, tout compte, notamment l’impression visuelle : « Dis-moi comment tu dors, je te dirai qui tu es. »
Pour Miguy, « on ne s’est pas soucié des conséquences. En fait, les SDF sont devenus à la fois plus et moins visibles. Avant les tentes, nous ­n’étions pas intrusifs. Mais elles sont devenues des logements de fait. On ne peut plus voir si quelqu’un est malade ; des gens y sont morts, des réseaux de prostitution y sont apparus. Dans certaines, on a installé la télé, la radio, une petite cuisine… Et puis elles suggèrent ce message : “Vous ne pourrez jamais prétendre à rien ­d’autre.” » Reste qu’avant les tentes et les Don Quichotte, « le dossier SDF était coincé dans les tiroirs des ministères. Ces actions ont accéléré les choses et permis le droit au logement opposable » , admet Miguy Leste. Au final, la chef de service de Montesquieu estime tout de même que l’ *« on n’a pas beaucoup avancé : ici, on rame autant qu’avant ».
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Société
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