« On a réinventé le servage »

Paysan-journaliste, Patrick Herman* a enquêté pendant plusieurs années dans le secteur des productions fruitière et légumière pour y rencontrer une main-d’œuvre immigrée surexploitée.

Thierry Brun  • 19 février 2009 abonné·es

Qu’avez-vous constaté en France, en Espagne et au Maroc ?

Patrick Herman : L’agriculture intensive des fruits et légumes a été un laboratoire de la régression sociale, où le droit du travail ne s’applique pas. On y a réinventé le servage, qui s’est étendu à d’autres secteurs de l’économie. Le système a été décrit en 2001 dans un rapport tenu secret [^2]. En fait, l’État a perdu le contrôle de la situation, et la profession applique ses propres lois. Il en va de même en Andalousie.
Dans le cas de la France, vous dites que nous sommes dans un pays de non-effectivité du droit…
Dans ce système de production intensive, la main-d’œuvre permanente a été remplacée par des précaires, des « clandestins » et des salariés d’entreprises prestataires de service, cela pour assurer une flexibilité maximum. L’empilement des statuts permet la mise en concurrence des salariés les uns avec les autres et fragilise l’ensemble de la pyramide salariale au mépris des conventions collectives du secteur.

Les travailleurs saisonniers ont-ils un statut ?

Certains, oui. Le contrat de l’Office des migrations internationales (OMI) [^3] n’est régi ni par le droit du travail ni par le droit des étrangers, mais par une convention bilatérale de main-d’œuvre signée avec le Maroc en 1963 et une circulaire de 1976, censée encadrer l’embauche de « travailleurs saisonniers originaires des pays lointains » . Le contrat OMI est un sous-CDD : les travailleurs n’ont pas droit à la prime de précarité, à la priorité de réembauche. Ils cotisent à l’assurance chômage mais n’ont pas droit aux allocations car, au bout de huit mois, ils doivent rentrer dans leur pays. Sans la certitude d’être réembauchés. Un trafic de main-d’œuvre est organisé, et les contrats se négocient jusqu’à 10 000 euros. En Espagne, l’équivalent des contrats OMI s’appelle le « contrat d’origine ». Des dizaines de milliers de jeunes femmes d’Europe de l’Est et du Maghreb viennent ramasser les fraises chaque année près de Huelva. Elles sont recrutées directement dans leur pays d’origine par les producteurs à la recherche d’une main-d’œuvre corvéable à merci. Les saisonniers sans papiers assurent l’hyperflexibilité de la main-d’œuvre pendant les pointes de travail.

Dans quelles conditions travaillent les saisonniers immigrés ?

Prenons le cas d’Aït Baloua, Marocain sous contrat OMI. Il a été pendant vingt-trois ans payé comme un manœuvre débutant alors qu’il était chef de culture. Ses heures supplémentaires, plus de 6 300, n’étaient pas rétribuées. Logé dans une caravane délabrée, il faisait en huit mois l’équivalent d’un temps de travail annuel, souvent sans jour de repos hebdomadaire. Résultat : une spoliation d’environ 100 000 euros. Les saisonniers marocains ont été le plan Marshall des agricultures provençale et andalouse.

[^2]: Rapport n° 2001-118 rédigé par Guy Clary, inspecteur général des affaires sociales, et Yves Van Haecke, inspecteur au ministère de l’Agriculture. Il est analysé dans le premier chapitre du livre de Patrick Herman.

[^3]: Devenu l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (Anaem).

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